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les fils du serf, deviendraient des artisans, des contremaîtres, des usiniers, des ingénieurs ; ce serait déjà un joli échelon de franchi ; et leurs fils, à eux, auraient le droit de vouloir plus et de briguer l’administration de la grande machine sociale créée par leurs pères. — Aujourd’hui, Ivan, entre ce peuple que vous avez laissé à la glèbe et les capacités héréditaires qui l’administrent, où trouvez-vous l’élément moyen sur lequel vos fils doivent s’appuyer et expérimenter leurs diplômes ? Votre travail les a tirés du servage : pourquoi les replonger dans cet autre servage du bureau d’Etat sans horizon ?

Mais s’ils ne peuvent être fonctionnaires, me direz-vous, le bienheureux diplôme leur ouvrira les professions libérales, ils seront avocats, médecins... Mon ami, pensez que chez vous on retarde tellement sur son siècle, que les avocats y sont institués pour plaider des procès et les médecins pour soigner des malades ; quand vous aurez plus d’avocats que de procès et plus de médecins que de malades, de quoi vivront vos fils ? Ne vous reprocheront-ils pas l’arme inutile que vous leur aurez donnée, à moins qu’ils ne préfèrent, ce qui s’est vu, la tourner contre une société mal faite à leur gré ? Vous êtes à terre et vous voudriez monter au ciel, ce qui est le vœu de tout être humain, vœu très légitime et très raisonnable : seulement, on y arrive en bâtissant de bonnes et solides assises, reliant peu à peu la terre au ciel : quand la bâtisse est achevée, tout le monde grimpe aux degrés, et escalade le ciel sans défense : c’est parfait. Ce vieux procédé vous paraît trop lent, et vous imaginez de donner à vos enfans des ailes de papier, pour s’élever, tout d’un coup, dans le vide. Prenez garde, Ivan, les ailes se déchirent, on n’arrive pas au ciel, bien défendu, et on retombe de tout son poids sur les pauvres hères qui grattent la terre... Mais je vous prêcherais en vain, Ivan Ivanovitch : vous êtes de ceux qu’enivre la troïka à l’allure vertigineuse, qui brûlent la route et courent aux extrêmes, quitte à tomber épuisés en y touchant. Vous avez le mépris du relais, vous qui en tenez un, du moyen terme de la sage lenteur. Suivez votre nature, Ivan Ivanovitch ; après tout, c’est peut-être ainsi qu’on fait les grandes choses inconnues ; les Mille et une Nuits ont été écrites par un fou de génie, les maisons de banque ont été fondées par des sages, et j’aime mieux celles-là que celles-ci. C’est égal, entre le tabor des tsiganes qui chantent demi-nus à la lisière du bois et ces fils de serfs qui apprennent