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Gogol, ce profond connaisseur du cœur russe, a décrit dans une page classique cette ivresse de la troïka, « l’oiseau troïka, » et comparé sa patrie au rapide équipage.

« Ainsi tu te précipites, ô Russie, brave troïka. Nul ne t’atteindra ; sous ta course la route poudroie, les ponts tremblent, tu passes, tout reste loin derrière toi. Le spectateur s’arrête stupéfait du prodige. Est-ce un éclair qui fond de la nue ? Pourquoi cette allure qui donne le vertige ? Quelle force inconnue respire dans ces chevaux surnaturels ?... Russie, à quel but cours-tu ainsi ? réponds. — Pas de réponse. Rien que le bruit étourdissant des clochettes. L’air vibre et gémit, le vent de la course le déchire en lambeaux ; elle vole, dépassant tout ce qui est sur terre, et peuples et empires s’écartent pour lui livrer passage. »

Comme la Russie du poète, notre attelage se précipite en ligne droite, sans souci des ornières, des pentes ou des labours, laissant à Dieu le soin de mesurer les obstacles à la force de résistance de l’équipage. Sa seule sagesse est d’éviter les ponts ; les ponts de province sont mal famés ; quand on en rencontre, on prend à droite ou à gauche par le lit de la rivière ; si fortes que soient les eaux, il vaut mieux s’y confier que braver les planches trompeuses qui les dominent.

Nous avons couru ainsi plusieurs heures, au travers de plaines silencieuses et vides, aux lignes incertaines, aux horizons perdus, qui reculaient devant nous sans changer d’aspect, comme les flots en haute mer. C’était bien une mer, la mer des blés, avec ses houles d’épis verts, moutonnant à perte de vue. Les frissonnemens du vent sur leurs cimes promenaient à la surface de l’immense tapis des moires changeantes, celles qu’on voit courir sur les vagues quand la brise les route dans les clartés du matin. Pour compléter l’illusion, un pin ébranché émergeait parfois dans les lointains avec un vague aspect de mât désemparé dans ces solitudes mouvantes. Après ces champs de blé de plusieurs verstes de profondeur, venaient des pâturages, des landes nues. Celles-ci me rappelaient un peu le désert de Damas au printemps, avant la pousse des grandes herbes ; pourtant tout autre est l’impression qui se dégage du désert de Syrie ou des sables d’Egypte : dure, mais éclatante, solennelle plutôt que triste ; rien n’y vit, partant, rien n’y souffre, l’espace vide n’y parle que de liberté et de repos. Plus triste est la steppe russe, touchée par la charrue, accusant la misère de l’effort humain.