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nourri tant de grands esprits, les tableaux qu’il a peints, les jugemens qu’il a prononcés, sont immortels ; ils sont donc vrais d’une vérité supérieure, puisqu’elle frappe plus profondément l’humanité. Faux, ils ne toucheraient pas les âmes.

Un tel esprit, un cœur si honnête et si droit ne se trompent pas : Tacite a vu ces monstres qu’étaient les empereurs romains et il n’a pu trouver, pour les rendre, d’expressions assez poignantes dans le langage courant. La bête marchait devant lui : il l’a dépeinte par un cri d’horreur. Nul de ses contemporains, fustigés par lui, ne s’est inscrit en faux contre lui. Le silence du siècle est complice de sa passion. Ne chercherions-nous, dans son œuvre, qu’une opinion, un témoignage, une émotion, cela suffit. C’était un vieux Romain : ceux qui restaient fidèles à la grandeur républicaine discernaient mal les bienfaits de l’Empire, ils ne voyaient pas l’univers pacifié. Que leur importaient ces barbares ? Le sacrifice de la Cité au monde leur était déplorable, et la domination indéfiniment étendue leur semblait petite, si les vertus antiques périssaient. La vraie grandeur, pour eux, restait dans la conscience.

Tacite, avec tous ses défauts, ses affectations, son laconisme outré, ses conjectures inquiétantes, ses paroles exagérées (ingentia verba), fait vrai, parce qu’il est le plus pénétrant peut-être des écrivains antiques. Sa psychologie le sauve. Il arrache la pourpre impériale et découvre, au-dessous, le barbare brutal et pourri. Sa sévérité, qui n’est que la vengeance de l’histoire, emboîte le pas à de tels monstres et les fustige jusqu’au sang, pour que le châtiment ne soit pas plus lent que le crime : « Tibère se croit seul et sans témoin : Tacite est assis à ses côtés[1]. »


Tacite est le dernier des grands historiens de l’antiquité romaine. Après lui, la vie publique s’abaisse et l’histoire se rapetisse. Elle se perd au milieu de cette confusion féconde où les mœurs se transforment, où le christianisme se propage, où l’histoire moderne naît. Toutes les grandes époques ont eu leurs grands narrateurs, mais celle-ci, qui est un déplacement d’impondérables, une fluctuation d’infiniment petits, ne se raconte pas. Le plus beau des livres de ce temps, l’Evangile, est un mystère.

  1. Nisard.