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honnêtes gens. Ceux qui avaient courbé la tête sentaient le besoin de la relever et de prendre une attitude devant l’histoire, cette « conscience de l’humanité. » Tacite résolut d’écrire ce qui avait été, pour lui, un si triste sujet de désolation, peut-être de remords, c’est-à-dire la vie publique romaine[1] depuis la mort d’Auguste jusqu’à l’avènement des Antonins : c’étaient les temps de la grande servitude. Tibère, Néron, Domitien, tels étaient ses héros. Du sujet qui s’était imposé à lui, sa manière résulta : ce fut la manière noire.

Cette « manière » a fait de lui, par la vigueur du trait, l’intensité du relief, la violence des partis pris, « le plus grand peintre de l’antiquité ; » — c’est le mot de Racine ; mais, tout de même, il y a « manière. » L’histoire est, pour Tacite, une galerie de portraits, une suite d’épisodes, une occasion de réflexions et de satires. Son génie mord comme un acide. Sous son burin les ombres s’épaississent ; ses cadres sont presque toujours ornés d’inscriptions sanglantes. Le mot, aigu et prompt, affiné et damasquiné comme un poignard, frappe et blesse. On l’a comparé à notre Saint-Simon ; il n’a ni l’abondance savoureuse, ni l’humour souvent plaisante de l’écrivain français : mais tous deux se rapprochent dans l’amertume.

Cette recherche du trait, cette véhémence et cette brutalité ont rendu suspectes la véracité historique de Tacite et son impartialité. Impartial, qui l’eût été en présence de tels spectacles ? L’indignation a dicté l’histoire de Tacite ; mais l’indignation même est un témoignage. Tacite a plutôt flatté la Rome impériale en l’illustrant de je ne sais quelle scélérate beauté.

Pour produire une impression plus forte, l’historien est-il autorisé à exagérer ses effets, à aiguiser son style, à violenter, en quelque sorte, la vérité pour lui arracher le cri de la vie ? On peut disserter à l’infini ; mais le pédantisme impuissant ne l’emportera pas sur la passion en quête de la Beauté.

Tacite aurait altéré la vérité qu’il importerait encore à l’avenir de savoir ce que pensaient les Romains de son temps et de son rang. Son humeur nous éveille et nous instruit. Les sentences admirables qu’il a semées dans ses livres, et qui ont

  1. Il y a, comme on sait, deux parties distinctes dans l’œuvre de Tacite : les Histoires et les Annales. Il commença par les Histoires qui s’appliquent à l’époque plus voisine de lui et remonta ensuite par les Annales qui vont de la mort d’Auguste à celle de Néron.