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l’ont amenée à la civilisation. César est le père de l’Histoire moderne, comme il est le père de l’Europe moderne. Il a vu comme un général, il découvre comme un curieux et observe comme un philosophe. Il n’est pas un chef, pas un homme d’Etat, pas un officier qui n’ait des leçons à prendre dans César. L’art de diviser des adversaires barbares, de les ménager, de les convaincre, de les amener à la confiance et à la soumission par les paroles plus encore que par les armes, par la paix plus encore que par la guerre, court à la fleur de ces pages rapides où la conquête vivante s’accomplit, pour ainsi dire, d’elle-même. Le politique raffiné surveille, avec un sourire grave, le général qui écrit si bien.

La leçon de fait est incomparable chez ce maître de la politique métropolitaine et coloniale ; mais, il y a, dans les Commentaires, une prodigieuse leçon de choses qui n’émeut pas moins les temps modernes ; car ce sont leurs origines qui sont touchées et dévoilées avec une pénétration et une autorité parfaite, sans pédantisme. Tout ce qu’il y a à voir. César le voit ; tout ce qu’il y a à dire, il le dit. Pas une province, pas un fleuve, pas une plaine, pas un centre de population un peu important que César n’ait nommés : il est le nomenclateur. Il devine, dans la forme des choses, le dessin de l’avenir. Par lui, on sait les institutions, les coutumes, les hommes, tout ce qui meuble et meublera la vie nouvelle qu’il suscite, tout ce qui rejaillira, de cette région jeune, sur la civilisation ancienne qu’il apporte, Tacite complète le jugement de Cicéron quand il qualifie César summus auctorum, « le premier des écrivains, » — c’est qu’il était homme et grand homme avant d’être écrivain.

César n’est pas seulement l’homme d’action historien, mais l’historien homme d’action. Il écrit pour agir : il réalise l’œuvre et l’explique, mais dans la mesure où l’explication est utile à l’œuvre : ni plus ni moins. Son génie, moins épique que celui de Thucydide, est plus réel encore : son exposé, si clair, a quelque chose de contenu, de discret et de mystérieux. On dirait qu’il garde volontairement quelque chose pour lui. La science européenne s’épuise à commenter les Commentaires ; on voudrait arracher au génie, le plus humain qui fut, le secret qu’il détenait et qu’il n’a pas dit, celui de la Destinée. C’est que César, homme d’Etat plus encore qu’écrivain, sachant si bien parler, a su aussi se taire.