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27 décembre 1875.

Ma chère Léontine, j’ai le cœur bien serré pour votre pauvre ami. Ces terribles menaces sont déjà des coups accablans. Je pense à Job à qui l’on disait : Maudis Dieu et meurs ! Mais il a autour de lui des chrétiennes résignées pour elles-mêmes qui lui parlent mieux : Bénis Dieu, pauvre frère et tu vivras. Il répondra : fiat ; il n’a pas autre chose à dire. La vie est un mauvais moment qui enfante l’heureuse éternité... Que Z... se tienne bien au pied de la croix. C’est ce que je ne cesse de demander pour lui... Se tenir à la croix vaut mieux que tout. Demanderons-nous grâce pour la terre qu’on déchire avec le soc de la charrue ? Il faut qu’elle soit déchirée pour être ensemencée. Mais qu’elle y consente ; que Dieu ne permette pas qu’elle refuse la douleur et perde le grain. C’est ainsi que je m’efforce de prier pour vous ; n’oubliez pas de prier ainsi pour moi. Je vous dois des nouvelles de moi. C’est toujours la même chose ; pas de souffrances, un insurmontable alanguissement. Je suis détraqué des membres, de la voix, un peu de la tête. Mon cœur seul vivant est empêtré dans cette ruine qui souvent me semble consommée. Je vis pour faire semblant de vivre et pour gagner ma vie qui ne m’intéresse plus et qui ne demande que le repos. J’aimerais bien de faire le mort, en attendant de l’être tout à fait. Mais le plaisir de faire le mort m’est interdit. Il faut travailler sans appétit et sans nécessité pour soi-même parce que d’autres en vivent très réellement. Ce travail pour d’autres, plus que désintéressé et plus que fatigant, serait plus méritoire si on voulait en avoir le mérite. Ce ne serait plus le mérite du laboureur, ce serait le mérite du blé : « le blé voulait être mangé. » Non, c’est Dieu qui veut que le blé soit mangé et qui en a le mérite. Ce diable de blé n’est ni heureux, ni fier de sa vertu. Il se dit sans cesse : A quoi m’est bon qu’on me mange, j’aurais plus de plaisir à n’être pas ? Véritablement on est surpris de toutes les bêtises que l’égoïsme nous suggère. C’est lui en définitive qui nous fait désirer la mort. Le plaisir de n’être pas pour être enfin débarrassé du déplaisir de faire du bien ! A ce simple trait on voit bien que ce n’est pas l’homme qui a inventé Dieu. Car Dieu a conçu de toute éternité la pensée d’être éternellement le blé qui nourrit le monde, et il s’est maintenu dans cette pensée après avoir très longtemps expérimenté l’égoïste humanité.