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moyen âge, est bien un artifice de littérature et d’art, mais un artifice auquel où attribue de la réalité. On croit à elle. L’Ancien Testament n’est-il pas l’allégorie que le Nouveau Testament développe ? Et l’univers entier n’est-il pas une grande allégorie authentique des « senefiances » que Dieu y a placées, une libre allégorie et qui a sa destinée, et vaut par elle-même ? Entre l’esprit du moyen âge et le nôtre, il y a cette différence : comme nous tendons à l’unité et comme nous concevons qu’une synthèse, de plus en plus stricte, nous mène à la vérité, il voyait toutes choses sous la catégorie de la dualité, sous les espèces doubles de l’âme et du corps. Ainsi, le dualisme était vivant et agissant.

Le Débat de l’âme et du corps est un des plus anciens poèmes du moyen âge — Gaston Paris le date du XIIe siècle commençant — et l’un de ceux qu’on a lus très longtemps, si nous en jugeons par les nombreuses rédactions qui en ont été faites. Le corps et l’âme sont en querelle : et les reproches vont leur train, pathétiques reproches du corps abandonné à la perdition, de l’âme menée à la damnation. Deux pèlerins, qui devaient cheminer ensemble et qui se seraient l’un l’autre délaissés ou induits en erreur, discuteraient sur ce ton-là, s’étant égarés, leurs torts mutuels. Et Villon a repris ce thème, il l’a modifié, mais il en a gardé le principe dans son Débat du cœur et du corps de Villon, en forme de ballade.

Il serait facile de pousser trop loin, jusqu’au paradoxe et peut-être à quelque absurdité, ce que j’indique et voudrais atténuer sans me dédire. Mais, pour un Villon, l’âme et le corps sont deux êtres. La mort les séparera ; on le sait bien, et la religion le déclare. Ils sont, dès ce monde, assez distincts de nature et de qualité pour que l’âme garde sa candeur native quand le corps est à ses folies. Villon l’a cru au point de ne pas savoir qu’il le croyait et au point de réaliser, dans son horrible vie, ce prodige. Il lui dû de conserver, étant le truand redoutable, cette âme pareille à un ange ailé que ne profanent pas les truanderies de son affreux compagnon. Et, quand cette âme rencontrait ce corps, elle le regardait avec compassion, avec chagrin, avec des yeux qui souriaient parmi leurs larmes. Elle avait pitié de lui, et pitié d’elle. Or, ce qui la touchait et, au récit de leurs rencontres, nous émeut, c’est le débat de l’instinct mauvais et de la bonne volonté, de l’espérance et du repentir, le débat de toute vie humaine et sa grande tribulation.


ANDRE BEAUNIER.