Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/685

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

épaules des Sénégalais, quelques moutons fourbus. Il s’en émerveilla : « Non, ce n’est pas ce que vous croyez, lui dit un officier. Nos tirailleurs ne savent pas que la Société Protectrice conseille aux humains : Soyez bons pour les animaux. Et leur sollicitude a un mobile plus intéressé. »

Cependant, le crépuscule brouillait dans l’ombre les fonds des vallées. Au loin, sur les plateaux qui entourent le poste, des lumières apparaissaient, et leurs cercles de feu signalaient aux retardataires les emplacemens des nouveaux douars. Les femmes hors d’haleine, les troupeaux épuisés de fatigue et de soif, se hâtaient vers ces lueurs, comme vers le refuge sûr qui les préserverait désormais des réveils effarés, des départs furtifs dans la nuit zébrée par les éclairs des coups de fusil. Des vieillards, des enfans s’affaissaient et leurs proches passaient sans les voir, emportés par la dureté de la race et l’égoïsme de la peur. Mais les soldats, goguenards et pitoyables, soulevaient doucement ces épaves humaines et les arrimaient sur les mulets de bât pour épargner les dernières fatigues à leurs pieds endoloris.

Au pied du poste, le fleuve de ce peuple en marche se perdait dans les campemens déjà installés. Habitués à la morne solitude des environs, les troupiers acclamaient les douars qui étincelaient comme une capitale en fête. Les officiers, groupés dans la cour, discouraient encore, avant de se séparer, sur les épisodes émouvans ou burlesques de la journée. Un brouhaha de conversations sortait des tentes et des cases, dominé par le concert lancinant des chiens dans les douars. Pointis cherchait à démêler le leit-motiv de cette symphonie, tandis qu’Imbert parcourait du regard un lot de télégrammes apporté par un planton déférent. Bou-Amar et ses acolytes étaient partis à la recherche d’une plantureuse diffa.

« Il ne doute plus de rien, Bou-Amar ! dit soudain Imbert. Devinez ce qu’il m’a proposé avant son départ ? L’officier de renseignemens en est tout abasourdi ! — Sa fille, peut-être ? supposa Pointis. — Soyez donc sérieux ! Il m’offre les Fokras de Merchouch, et leur suite, avec la manière de les massacrer. — Pas possible ! Et ce serait pour quand, cette hécatombe ? — Hélas ! n’y pensons plus ! J’ai connu trop tard ce caïd intelligent et ambitieux ! Les dernières troupes qui doivent concourir au « châtiment des Zaër » arrivent demain, et la grande colonne s’ébranle dans trois jours. J’en fais partie avec mon bataillon.