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musulman. Et c’était une vision inoubliable, que celle de ce peuple en marche vers son nouveau destin.

« Ne croirait-on pas revivre les temps bibliques ? dit Pointis à Imbert qui rêvait. Ces multitudes d’hommes et d’animaux, errantes dans le désert, ne vous font-elles pas songer à l’Exode ? Il me semble que Pharaon va surgir sous l’aspect d’un chef de dissidens. » Imbert sourit : « Puisque vous évoquez l’Histoire Sainte, dit-il, regardez bien ce groupe, là, tout près. Il vous fournira le sujet d’un paradoxe brillant sur le réalisme dans l’art. » Et il montrait un Marocain orgueilleux, confortablement assis sur un âne rondelet ; la femme suivait, loqueteuse, encore fraîche et jolie, mais courbée sous le poids de ballots énormes et d’un gosse empaqueté sur les reins : « Voilà, reprit-il, comment la fuite en Egypte a dû s’accomplir. Saint Joseph à pied, portant les bagages, la Vierge sur la bourrique avec l’Enfant Jésus dans les bras, sont un contresens artistique et social. » Il allait, d’après nature, passer au crible d’une critique goguenarde le formulaire pictural des sujets religieux, quand une voix joyeuse sortit d’une trombe de poussière qui se rapprochait.

« Mon commandant ! criait l’officier de renseignemens, succès complet ! Nous faisons rentrer de dissidence 130 tentes et près de 15 000 têtes de bétail sans tirer un coup de fusil ! » Et il sautait à terre, en même temps que Bou-Amar et ses acolytes qui rayonnaient d’orgueil : « Bou-Amar est un brave homme, reprit-il ; nous l’avions mal jugé ce matin ! » Avec une franchise louable, il expliqua sa méprise d’interprète qui avait fait soupçonner le caïd de trahison. Celui-ci, au contraire, avait habilement combiné son plan. Pendant la nuit, une cinquantaine de cavaliers étaient allés jusqu’aux douars dont il fallait aider le départ. Ils avaient pu échapper aux guetteurs des dissidens, donner les indications indispensables sur la route à suivre pour le retour, et sur l’emplacement des troupes de soutien. Grâce à l’obscurité, au secret rigoureux de l’intrigue, les douars avaient pu faire leurs préparatifs et se sauver sans être éventés. Au jour, les ennemis s’étaient aperçus de leur fuite ; ils les avaient poursuivis ; mais, retardés par le rideau léger des partisans, ils n’auraient pu devenir gênans que vers l’arête occupée par nos troupes. Là, ne se sentant plus en force, ils avaient fait demi-tour. Le quiproquo de la matinée résultait d’un changement