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marche lente et régulière les faisait converger vers la vallée qu’elles couvraient de leurs rangs épais. Il en sortait de partout, des creux bleuâtres et des fourrés confus ; il en surgissait des éperons abrupts qui tendaient un rideau de mystère sur les pentes lointaines des monts. Sur les crêtes violettes, des points noirs, parfois voilés de gaze, s’agitaient : c’étaient des cavaliers qui protégeaient les mouvemens de ces multitudes et tiraient sur d’invisibles ennemis : « Je comprends, maintenant ! s’écria tout à coup Imbert, Bou-Amar a réussi ! Ses douars lâchent les dissidens ! » Il donna aussitôt ses ordres pour procurer aux fugitifs une sécurité inviolable, et, suivi de Pointis, il courut vers une éminence d’où ils pourraient commodément contempler le défilé.

Déjà les premiers groupes montaient vers le col. Leurs théories se suivaient interminables, et leur apparent désordre laissait intactes les cellules organiques de la tribu. Réunis par douars, les familles et les animaux marchaient confondus, et le tumulte assourdi de leur foule innombrable était semblable au bruissement de la mer. Les chameaux au pas velouté dominaient de leurs têtes placides, balancées par les cous inquiets, le flot roux des bœufs, le tassement aplati des moutons. Les bourricots efflanqués, les mulets aux plaies saignantes, disparaissaient sous des monceaux de choses misérables, toiles brunâtres, piquets de tentes, vaisselle grossière, coffres vermoulus, dont l’arrimage incohérent dénonçait la fièvre d’un départ subit. Des chiens maigres, des enfans futés, de pauvres hères sans armes, couraient sans relâche, sur les flancs des troupeaux qui remplissaient comme un fleuve vivant le fond de la vallée. De vieilles femmes à la physionomie résignée, de jeunes épouses à la figure voilée, aux reins alourdis par les nourrissons empaquetés ou par des charges de bêtes de somme, suivaient en trottinant les chevaux caparaçonnés de rouge qui portaient fièrement leurs maîtres et seigneurs. Ceux-ci, le fusil en équilibre sur l’arçon, le regard insolent et vague, semblaient gonflés d’égoïsme et de vanité. Là-bas, les ravins déversaient toujours des affluons intarissables dans le flot des humains et des animaux qui coulait sans arrêt, sans cris, sans remous. Du fond maintenant trop étroit, il débordait sur les versans, il submergeait les collines, montait vers le col qui dressait une barrière symbolique et provisoire entre la paix française et le désordre