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incitait leurs subordonnés à une diplomatique réserve. Pointis ne perdit pas son temps à l’affronter de nouveau, malgré les lettres de recommandation dont son portefeuille était bourré. Il préféra se diriger vers le logis d’un commerçant qui devait à sa qualité de fournisseur des popotes militaires une notoriété de bon aloi. Tout en cheminant, il examinait les rues et les boutiques et, comme il avait de la mémoire, il trouvait que l’occupation française n’avait guère corrigé leur pittoresque, mais répugnante saleté.

Dans une salle encombrée de caisses, de rayons et d’acheteurs, le Potin de Rabat l’écoutait, loquace et complaisant : « Comment, monsieur ! vous voulez aller chez les Zaër ? Drôle d’idée, monsieur ! Vraiment, le voyage n’en vaut pas la peine. La contrée est dangereuse, et il n’y a rien à faire par là ! » Pointis commençait à le croire ; mais il était trop avancé pour reculer. Il redoutait de paraître effrayé par les chances d’une attaque ou les difficultés d’une prospection rapide en pays dissident. Il insista pour avoir guide, chevaux de selle, chameaux de charge à ses risques et périls. On les lui promit enfin, en lui conseillant de se joindre au « convoi libre » que le commerçant, qui était aussi entrepreneur de transports, expédiait le lendemain vers les postes de N’Kreïla et de Camp-Marchand.

Cependant, Pointis s’attardait à bavarder. Il avait lorgné les adresses des emballages, l’activité fébrile des employés. Rassuré, maintenant, sur l’organisation de sa petite caravane, il formulait des félicitations polies au sujet du « châtiment des Zaër » qui allait ouvrir au commerce français une vaste région. Son interlocuteur l’arrêta aussitôt : « Nous n’y gagnerons guère, monsieur, nous, les colons ! Nous n’avons pas les coffres-forts de l’Intendance, ni les ressources des Emprunts Marocains. Le résultat le plus certain des colonnes est toujours un fantastique renchérissement des prix. L’autorité militaire achète sur place les denrées, loue les chameaux et les conducteurs, coûte que coûte, sans se préoccuper des conséquences. Et ces sales moricauds, qui n’ont pas de besoins, ne veulent plus, ensuite, diminuer leurs prétentions. » Il souffla un moment, puis, comme s’il avait à exhaler d’anciennes rancunes, il reprit : « Quand le Génie, les officiers d’Administration, le Service des Renseignemens ont passé quelque part, savez-vous combien un maçon, un charpentier marocains, dont les ouvriers de France ne voudraient