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des grâces, des fonctions et des indemnités ! Ils exhibaient avec ostentation quelque vague carte de presse, faisaient sonner bien haut leurs titres de parlementaires ou de « missionneux, » parlaient avec autorité de leurs capitaux trop souvent illusoires, des mythiques groupemens financiers qu’ils représentaient. Le « j’en parlerai au Résident général, » qui revenait comme un leit-motiv sur les terrasses des cafés de Casablanca, remplaçait au Maroc le « j’attends Doumer » que Pointis avait jadis entendu. Il se rappela soudain les Sauterelles à systèmes, à monopoles, à concessions qui s’étaient abattues sur l’Indochine où, pendant quelques mois, « attendre Doumer » facilita le bluff de prétentieuses inutilités. Et il conclut entre deux cahots : « Ce sont peut-être les mêmes qui vont « en parler » au Résident général. »

La fureur de ses compagnons s’était apaisée dans le coma. Le roulis, le tangage et le bruit combinés leur avaient enlevé le courage de la plainte. Inconsciens et veules, il fallait au chauffeur une éloquence insinuante pour les décider à descendre quand la voiture, enfoncée jusqu’aux moyeux dans le sable fluide, refusait d’avancer. Pointis, plus aguerri par une pratique ancienne de l’automobile et des sports, eut donc toute la tranquillité nécessaire pour coordonner ses observations et ses projets. Il songea que la piste sans apprêt, où se croisaient de temps à autre des véhicules trépidans, mouchetés de képis polychromes, était la suite harmonieuse du chemin de fer fossile dont le Génie rougissait. « D’après l’état de la grande route impériale, que vais-je trouver en pays zaër ? » murmurait-il quand une secousse violente dérangeait son équilibre laborieux. Et sa pensée évoquait aussitôt l’obstination du chameau fatigué qui se couche, l’indolence affairée des conducteurs, l’appréhension des arrimages, l’arrivée tardive à l’étape, les départs au petit jour, le cheval traîné par la bride, la mare boueuse des points d’eau, les marchandages énervans, les palabres sans fin et sans but avec des indigènes quémandeurs et retors, qui, vus du boulevard, s’appellent Noblesse arabe et Poésie du Désert.

A la nuit tombante, la voiture franchissait en grondant la sinueuse entrée de Rabat. Elle filait vivement. Les beuglemens ininterrompus de la trompe la signalaient aux habitans impassibles, aux chiens effarés, qu’elle enveloppait dans les nuages d’un crottin poussiéreux. Puis, sur une petite place bosselée, le