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furent des éventualités fâcheuses, bien que normales, auxquelles les voyageurs demeurèrent exposés pendant des centaines d’années et jusqu’à des temps tout proches de nous : avant 1820, de Lyon à Sury, près de Montbrison, les chemins étaient si mauvais qu’il était tout à fait extraordinaire de ne verser qu’une fois pendant le trajet.

On s’y résignait ; on mettait 12 heures pour faire 6 lieues ; on attelait 22 chevaux à la diligence pour lui faire franchir les mauvais pas ; on attendait que le véhicule brisé fût réparé, à prix exorbitant, par le charron local qui profitait de l’aubaine. Si la route défoncée cesse d’être accessible aux charrettes, on fait venir le blé sur des chevaux de bât ; si l’objet n’est pas transportable, on prend patience : en 1698, le chemin de Paris à Dijon est si déplorable que, les Etats de Bourgogne ayant voté l’achat d’une statue de Louis XIV, qui remonta par eau jusqu’à Auxerre, on tenta vainement de l’acheminer par terre jusqu’à Dijon. Il fallut s’arrêter dans un bourbier, à une lieue d’Auxerre, où le bronze attendit 21 ans, sous un hangar, que la route s’améliorât.

Monotones et séculaires, les lamentations des commerçans, des corporations, des assemblées locales, sur les passages « gâtés, » rompus, ruinés, inondés ou inaccessibles, rempliraient des volumes. Pour un même transport, sur une même distance, le prix des charrois doublait suivant que la voie était plus ou moins difficile. Je ne parle ici que des routes postales et des terrains plats ; les montagnes n’étaient abordables qu’à pied ou à cheval. Avant la construction de la première route, ordonnée par le Premier Consul (1800), la traversée des Alpes entre Lyon et Turin s’opérait à dos d’hommes ou de mulets ; on démontait les voitures et l’on transportait séparément caisse, roues et brancards, que l’on remontait sur le versant opposé. Quant aux chemins « de paroisse à paroisse, » la plupart n’étaient praticables que pour les bêtes de somme ; nul n’aurait osé, il y a cent vingt ans, entreprendre un réseau vicinal ; les commissaires de la Convention étaient unanimes à déclarer que la dépense serait trop forte et que la contribution ferait trop murmurer. Sur les chemins d’importance moyenne, si étroits que les voitures devaient y passer toujours par les mêmes ornières, le célèbre Réaumur imagina sous Louis XV, pour les affronter en berline sans le secours des pionniers, de