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un peu artificielle, est ici toute naturelle, et l’on ne saurait en vouloir à un vieil érudit de voir le monde et la vie à travers les livres, de tenir de longs discours fleuris et poétiques, et de parler souvent comme le vieil Homère. Enfin, l’ironie dont l’auteur de Jocaste s’est fait, de tout temps, une habitude, peut-être dangereuse, a, dans Sylvestre Bonnard, une piquante raison d’être : elle convient excellemment à l’âge, à l’expérience, à l’humeur enjouée du héros ; elle mêle à l’ingénuité de ses propos, à la candeur de ses actes, à la naïveté de ses sentimens je ne sais quelle grâce spirituelle qui en rehausse le prix ; elle glisse comme un léger sourire dans les émotions qu’il éprouve et qu’il sait nous faire partager ; et comme elle s’est dépouillée de toute amertume, nous pouvons en jouir sans remords.

M. France n’a pas été moins bien inspiré en choisissant comme héros de roman son Sylvestre Bonnard. Il est charmant, ce vieux garçon qui a fait « le rêve de la vie » dans sa bibliothèque, entre son chat Hamilcar, « prince somnolent de la cité des livres, » et sa maussade et honnête gouvernante. Il ne se croit aucune imagination, et il parle comme un poète. Il se croit le cœur bien racorni par un demi-siècle de poudreuse érudition et d’existence solitaire ; mais il est charitable, sensible à la pitié ; mais il a gardé, tout au fond de lui-même, la chaste petite fleur bleue d’un sentiment exquis, d’un tendre et doux souvenir ; et elle n’est pas séchée, la petite fleur bleue, et elle refleurit, dès qu’il se laisse aller à ses rêves. Et quand il a retrouvé la petite-fille de Clémentine, pour assurer le bonheur de cette enfant, ce faux égoïste change toutes les habitudes de sa vie, devient hardi et résolu, lui si timide, et vend, presque sans hésitation, tous ses chers vieux livres « acquis au prix d’un modique pécule et d’un zèle infatigable. « Oui, il est charmant, ce Bonnard, et il est très vivant. Et il l’est, parce qu’il est, pour une large part, copié sur l’auteur lui-même. Sylvestre Bonnard, c’est M. Anatole France, non pas tout entier, ni tel qu’il était alors, mais tel qu’à ses meilleurs momens il s’imaginait qu’il pourrait être à trente années de là, et tel aussi qu’il avait été dans le passé. Là encore, le rêve, la fantaisie, prolongent la réalité vécue, et s’y mêlent en de si exquises proportions que l’impression d’ensemble, bien loin d’en être heurtée, en est rendue plus richement nuancée et plus poétiquement complexe.