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surtout dans la première version[1]. Et enfin, l’on aurait pu souhaiter une originalité d’invention plus vive, moins d’imitations livresques[2], un contact plus permanent et plus direct avec la nature et avec la vie.

Mais, tout cela dit, que de choses il reste à admirer et à louer ! Et d’abord, le sujet, si exactement adapté au talent et au tempérament de l’auteur. On se le rappelle : Sylvestre Bonnard, membre de l’Académie des Inscriptions, a eu, dans sa prime jeunesse, un amour malheureux : il retrouve, orpheline, la petite-fille de cette Clémentine aux boucles blondes et à la capote rose qui, jadis, l’a dédaignée : il l’enlève d’une pension équivoque où on l’exploite indignement, vend, pour la doter, sa bibliothèque constituée avec tant d’amour, et la marie à un jeune chartiste d’avenir. Cette donnée très simple, un peu romanesque, a permis à M. Anatole France non seulement de déployer toutes ses qualités d’écrivain et de conteur, mais encore, mais surtout, de déguiser ou de dissimuler ses imperfections, et même de les utiliser et de les tourner en qualités véritables. C’est là le comble de l’art ou de l’habileté pour un auteur : les plus belles œuvres de la littérature ne sont-elles pas celles où l’écrivain, par une heureuse rencontre, s’est mis avec tous ses dons, portés à la suprême puissance, et avec le moins possible de ses défauts ? Par exemple, il y a eu de tout temps, chez M. France, une tendance, souvent un peu désobligeante, à la gauloiserie et à la raillerie irréligieuse. Ici, dans le Crime de Sylvestre Bonnard, en cherchant bien, il n’est pas impossible d’en relever quelques légères traces ; mais elles sont légères, elles sont rares, et, encore une fois, il faut bien chercher pour les trouver. D’autre part, l’art de la composition n’est pas sa qualité dominante ; mais la forme qu’il a choisie, celle du journal intime, comporte une liberté d’allures qui l’autorise à ne point se faire violence. La langue très raffinée, toute nourrie de doctes réminiscences, qu’il parle, et qui, parfois, peut paraître

  1. M. Anatole France a publié en 1903 une nouvelle édition « revue et sensiblement modifiée » du Crime de Sylvestre Bonnard ; la comparaison entre les deux textes serait fort intéressante à faire pour qui voudrait étudier les procédés de l’écrivain : un certain nombre de variantes sont motivées par le fait que, dans la dernière version, Jeanne Alexandre est devenue non pas la fille, mais la petite-fille de Clémentine.
  2. Voyez, sur les Sources du « Crime de Sylvestre Bonnard, » l’article de M. Henri Potez (Mercure de France du 1er mars 1910) et 1 » livre déjà cité de M. Michaut.