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Comment l’âcreté, la violence et l’amertume de la jeunesse ont-elles peu à peu fait place à l’indulgence souriante de l’âge mûr ? Il me semble qu’en rapprochant cette page de toutes celles où, sous une forme plus ou moins voilée, l’auteur de Pierre Nozière se confesse à nous, on peut, sans trop d’inexactitude, se représentera peu près ainsi son évolution morale. Taine, Renan, Leconte de Lisle, les Encyclopédistes ont fait de lui, nous l’avons vu, un croyant à rebours, un apôtre, un apôtre de la Science, telle qu’on l’entendait alors. Dans cette « âme de désir » éprise de gloire et de vie ardente, éprise aussi de beauté antique, les difficultés de l’existence quotidienne, les déceptions de la sensibilité et de l’amour-propre, peut-être aussi le spectacle des événemens de 1870-71, ont mis un fond de pessimisme, ont laissé comme un levain de révolte sociale dont l’arrière-goût se fera toujours sentir. Puis sont venues les désillusions intellectuelles : la science reconnue moins sûre, le déterminisme moins absolu, l’histoire plus illusoire, l’art moins divin. C’était le moment où Renan, un désabusé lui aussi, souriait, en en jouissant encore, de tous les rêves de sa jeunesse et formulait les lois séduisantes de l’universel dilettantisme : il y avait là un exemple bien engageant à suivre. La vie d’ailleurs s’était faite plus douce, plus facile : le mariage, la paternité avaient, comme il arrive toujours, tempéré la vivacité intransigeante des convictions juvéniles. Un demi-scepticisme, une disposition d’âme plus accueillante et plus humaine allait, pour quelques années, succéder au farouche et amer dogmatisme que le jeune parnassien avait affiché jadis.

C’est, en dépit des retouches ultérieures, l’échantillon le plus complet et le plus significatif de sa première manière que M. France nous a livré en publiant son Jean Servien. Livre évidemment à demi autobiographique. C’est l’histoire douloureuse d’un fils d’artisan qui, ayant fait de bonnes études, l’âme trop pleine de désirs et de rêves, ne peut s’adapter aux prosaïques exigences de la vie pratique, et meurt, la tête trouée d’une balle pendant la Commune. Le héros ressemble à Jack et au petit Chose ; il ressemble aussi à tel personnage de Jules Vallès ; il ressemble surtout à M. France jeune : ce sont bien, à peine transposés, ses souvenirs d’enfance et de jeunesse que l’auteur met en œuvre, et les traits d’imagination sensuelle qu’il prête à son Jean Servien ont quelque chose de trop précis