Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/611

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


V

On l’a sans doute noté au passage. Les qualités qui nous frappent le plus dans les notices biographiques qu’a écrites M. France sont parmi celles qu’on goûte le plus vivement chez les romanciers ; il était donc presque inévitable qu’un jour ou l’autre le biographe de Racine et de Bernardin aboutit au roman. Aussi bien le roman, avec les formes si libres qu’il affecte de nos jours, n’est-il pas comme le confluent naturel de presque tous les genres littéraires ? Rares sont ceux, même parmi les critiques, qui ont su, toute leur vie, résister à l’espèce de fascination qu’exerce sur les écrivains d’aujourd’hui le genre romanesque. A notre époque, et pour des raisons analogues, le roman joue, dans notre littérature, le rôle qu’y jouait autrefois la tragédie. Poète, historien, critique, écrivain d’imagination et de pensée abstraite, le roman guettait M. France. Il n’était pas homme à résister à la tentation.

Pourtant, on ne peut pas dire qu’il y ait cédé de trop bonne heure. Jocaste, sa première œuvre romanesque, — en librairie, — est de 1879 : il avait donc trente-cinq ans. Mais il gardait depuis plusieurs années dans un tiroir un manuscrit qui doit dater de 1872, et qui, profondément remanié, parut en 1882 sous le titre de les Désirs de Jean Servien. Pourquoi ne l’a-t-il pas publié tout de suite ? Timidité ? Défiance de soi ? Paresse ? On ne sait. Dans la préface de la première édition, l’auteur nous donnait sur cet ouvrage les curieuses explications que voici :


En relisant cette année les Désirs de Jean Servien, je n’y ai pas retrouvé moi-même tout ce que j’y avais mis autrefois. J’ai dû, pour bien faire, déchirer la moitié des pages et récrire presque toutes les autres.

C’est sous une forme réduite et châtiée que je prends la liberté d’offrir ce récit aux personnes assez nombreuses aujourd’hui qui s’intéressent aux romans d’analyse. C’en est un, et, en réalité, mon premier essai en ce genre, car, si destructeur qu’ait été mon travail de révision, le fond primitif de l’ouvrage est resté. Ce fond a quelque chose d’acre et de dur qui me choque à présent. J’aurais aujourd’hui plus de douceur. Il faut bien que le temps, en compensation de tous les trésors qu’il nous ôte, donne à nos pensées une indulgence que la jeunesse ne connaît pas.

Avant d’écrire sur le monde moderne, j’ai étudié, autant que je l’ai pu, les mondes d’autrefois, et je ne me suis détourné de la vue du passé qu’après avoir senti jusqu’au malaise l’impossibilité de me bien figurer les anciennes formes de la vie...