Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je m’amuse à faire un tas de volumes d’un tas de vieux articles. Bien entendu vous aurez cela[1].


Aux Roches, près Clermont-Ferrand, 21 août 1875.

Très chère amie, on me répète que je suis guéri ou peu s’en faut. J’ai des raisons de ne le pas croire ; mais ça leur fait tant de plaisir que je ne dis pas non. J’ai d’ailleurs des raisons aussi de ne pas me croire tout à fait mort. Je sens mon cœur qui bat, j’aime, je me souviens agréablement çà et là de la vie passée, je me fais de plus belles idées de la vie future. Boitant, bégayant, me traînant, ça roulotte. En somme, je suis à la dernière station avant la grande gare d’arrivée. Six minutes d’arrêt ! Buffet, confessionnal, dispositions suprêmes et puis en route pour le bel endroit où l’on commencera de chanter le bon Dieu sans fausses notes. Quand vous n’auriez dit que ce mot, vous m’auriez prouvé que vous êtes une maîtresse femme et que vous connaissez le secret de la vie. On la connaît lorsque l’on sait ce que l’on peut gagner à en sortir. Aimer et chanter Dieu sans faire de fausses notes et sans éprouver la moindre préoccupation de faire admirer sa voix, c’est la faim de l’âme qui n’a pas vécu en vain. Je sens que mon instrument a été défectueux, je sens que j’en changerai et je vois tranquillement arriver le moment de laisser tout mon bagage. Je porte en moi tout ce que je veux garder éternellement. Vous êtes dans ce petit paquet intime ; tout est pour le mieux.

Je suis venu passer quinze jours auprès de ma fille Agnès. Ce sera fini mardi. J’ai trouvé cette chère enfant, au physique et au moral, telle que je le désirais. C’est un oranger bien portant, vert, rond, chargé de fruits et de fleurs. La belle chose qu’une femme plantée en bonne terre, à l’abri du grand soleil et du grand vent, fille innocente et mère heureuse, aimant son mari dont elle est fière et qui est fier d’elle, et vierge encore dans son âme lorsqu’elle est près d’accoucher. C’est un mélange charmant d’ingénuité, de ferveur et d’allégresse. Son mari lui a fait un nid de fleurs des champs qui est charmant à voir et qu’il ne dépare pas du tout. Elle et lui sont parfaitement honnêtes et parfaitement heureux, à cent lieues de tout ce que le grand vulgaire regarde comme nécessaire au bonheur. Il fait

  1. La troisième série des Mélanges.