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des époques qu’il met en scène, — ces biographies manifestent toutes, chez le biographe, une disposition d’esprit que nous verrons assez se développer et même s’étaler dans tout le reste de son œuvre. M. France ne se contente pas d’être spirituel : il est ironique. Il ressemble un peu au démiurge dont Renan nous a si souvent parlé, et qui, du fond de son éternité, s’amuse royalement de l’humaine comédie dont il s’est donné le spectacle. Du haut de la tranquille sagesse où il est parvenu, M. Anatole France contemple en souriant, et en s’en moquant un peu, les erreurs des hommes dont il nous conte l’histoire. Non seulement il n’est pas dupe des faits et gestes de ses héros, mais il tient à montrer qu’il ne l’est pas. Et cette ironie légère qui se glisse et s’insinue jusque dans la grâce pittoresque du style donne à ces « vies » d’écrivains ou de personnages célèbres, telles qu’il nous les raconte, un tour piquant qui n’est pas leur moindre charme.

Ce qui achève de nous rendre ces « vies » précieuses, c’est qu’en même temps que le biographe y raconte les autres, il s’y raconte aussi lui-même. D’abord, à chaque instant, sa pensée s’échappe en observations générales, en « maximes » même où se traduit son expérience de moraliste et de philosophe : « La religion offre aux âmes voluptueuses une volupté de plus : la volupté de se perdre. » « Le don de ressentir vivement toute sorte d’impressions donne de l’inconstance et une sorte de perfidie aux natures les plus tendres et les plus exquises. » « Les hommes qui firent les œuvres les moins vaines sont ceux qui voient le mieux la vanité de toutes choses. Il faut payer par la tristesse, par la désolation, l’orgueil d’avoir pensé. » C’est à propos de Jean Racine[1] que le poète des Noces corinthiennes s’exprime ainsi. Et il dira dans sa notice sur Scarron : « Pour rendre la vie douce à autrui, il n’est pas nécessaire d’être dur à soi-même : défiez-vous des bourreaux de soi ; ils vous maltraiteront par mégarde[2]. » Ce n’est pas là un propos de stoïcien. De fait, ce n’est pas précisément la tendance stoïcienne qui domine dans ces « Vies des hommes illustres » où le bon Plutarque aurait eu quelque peine à reconnaître un de ses émules.

  1. Les œuvres de Jean Racine, texte original avec variantes, notice par Anatole France, t. I, Lemerre, 1873, p. IV, IX-X, XXVI.
  2. Œuvres de Paul Scarron : Le Roman comique, notice par Anatole France, t. I, Lemerre, 1881, p. XVI.