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Il y a pourtant quelque distance entre les deux écrivains. C’est un grand poète que Leconte de Liste : il a le souffle ; il a l’accent ; il a, dans le verbe comme dans la pensée, cette originalité hautaine qui caractérise le poète sûr et fier de sa force ; son vers, d’un éclat un peu dur peut-être et trop « marmoréen, » a une plénitude, une densité, une vigueur qui s’imposent à la mémoire ; bref, — et n’est-ce pas là, toujours, qu’il faut en revenir, quand il s’agit de juger et de classer un poète ? — il a créé « un frisson nouveau. » 0n n’en saurait dire autant de M. France, quels que soient d’ailleurs les rares mérites de sa poésie. Dans son bizarre langage, Verlaine la définissait en ces termes : « Une allure tendre, bien rare à ce moment de quelque tension, signalait cet art correct sans recherche inutile, savant sans plus de pédantisme qu’il n’est de droit strict, et melliflu, point fade, fort aussi d’ailleurs, imprégné, comme sublimé de philosophie comme alexandrine, mêlant la décadence, la noble décadence alexandrine, aux pures saveurs platoniciennes. » Et l’on peut souscrire à tous ces éloges.

Ce qu’on ne saurait nier tout d’abord, c’est que l’auteur des Poèmes dorés est un artiste accompli. Il cisèle son vers, — le vers parnassien, — avec une perfection, une virtuosité, une habileté technique qui font le plus grand honneur à ses maîtres. Si çà, et là il n’est pas impossible d’y noter un peu de recherche, de préciosité, et même d’obscurité, ces menus défauts sont rares, et le plus souvent la forme poétique est d’une belle venue, limpide et claire. La qualité dominante est une grâce fluide, parfois un peu molle, mais dont les « morbidesses » mêmes ne sont pas sans charme, et qui du reste, quand il le faut, sait s’allier à une réelle vigueur :


Enfin l’un des deux cerfs, celui que la Nature
Arma trop faiblement pour la lutte future,
S’abat, le ventre ouvert, écumant et sanglant.
L’œil terne, il a léché sa mâchoire brisée ;
Et la mort vient déjà, dans l’aube et la rosée,
Apaiser par degrés son poitrail pantelant.


Et les vers charmans, les vers délicieux, de vrais vers de poète, se cueillent à pleines mains dans ce petit livre. L’ode A la Lumière est célèbre, et les anthologies la guettent. Mais ne goûtera-t-on pas ces vers sur Gautier ?