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« Il essaya à plusieurs reprises d’écrire des poèmes, des tragédies, des romans ; mais sa paresse, sa stérilité, ses scrupules et ses délicatesses l’arrêtaient dès les premières lignes, et il jetait au feu la page à peine noircie. Bientôt découragé, il tourna ses pensées vers la politique. » Jusqu’à quel point ces lignes des Désirs de Jean Servien s’appliquent-elles à leur auteur ? Jusqu’à quel point celui-ci a-t-il mis, dans ce roman à demi autobiographique, quelque chose de sa vie sentimentale et de sa vie réelle ? Faut-il dire, avec M. Jules Lemaître, qu’ « il eut, comme Jean Servien, une jeunesse pauvre, dure, avec des amours absurdes, des désirs démesurés, des aspirations furieuses vers une vie brillante et noble, des déceptions, des amertumes ? » Je ne sais, et il est possible : lui-même, en son propre nom, nous parle bien quelque part « de ces années de jeunesse dont le goût fut tant de fois amer, et dont le parfum reste si doux dans le souvenir. » Ce qui paraît assez probable, c’est que, avec cette ardeur de passion philosophique, et même politique, que nous avons déjà notée en lui, M. France, — comme Jean Servien encore, — suivit attentivement les divers événemens qui signalèrent la fin de l’Empire. En 1870, nous le retrouvons soldat, mais « soldat d’une espèce particulière. » « Pendant la bataille du 2 décembre, placés en réserve sous le fort de la Faisanderie, nous lisions le Silène de Virgile, au bruit des obus qui tombaient devant nous dans la Marne : » tel, — et toutes proportions gardées, — tel Chateaubriand lisant Homère sous les murs de Thionville. La guerre franco-allemande, l’invasion, la Commune ont-elles fait sur cet amoureux obstiné de la poésie antique une impression aussi forte et aussi durable que sur quelques autres écrivains de sa génération ? C’est ce qu’il est assez difficile de démêler nettement[1]. Il est, en tout cas, infiniment probable qu’il vit sans douleur s’écrouler l’Empire et se fonder le régime nouveau. Lemerre l’avait attaché à sa maison

  1. Je note pourtant, dans un article intitulé Vacances sentimentales : En Alsace (Revue bleue du 14 octobre 1882), les quelques lignes que voici : « Les femmes de Strasbourg adorent la musique militaire ; mais elles ne vont point entendre celle que leur donnent les Allemands, qui pourtant est très bonne... Ce sont les veuves de la France... En sortant par la porte d’Austerlitz (qu’on me permette de lui rendre ce nom comme un souvenir et comme un présage)... L’Alsace nous regrette parce qu’elle nous aime. Elle a des maîtres intelligens, elle les hait pourtant. Pour nous, gardons nos espérances : elles sont permises. Mais fondons-les sur nos vertus et nos talens plutôt que sur les fautes de nos vainqueurs. » (non recueilli en volume).