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plus ou moins modifié, adultéré, corrigé par la vie, qu’elle a vécu. C’est de là qu’elle est partie. Incrédulité foncière, tendance à ne voir dans les religions qu’une forme de pensée périmée, désormais destinée à fournir des symboles aux poètes et des sujets d’étude à l’historien, croyance à l’universel déterminisme et à la souveraineté absolue de la science, disposition très marquée à une sorte de panthéisme évolutionniste, goût très vif pour la culture classique et pour le naturalisme antique, vagues aspirations révolutionnaires, humanitaires et démocratiques, absence presque complète de la préoccupation morale : il faut croire que ce credo répondait assez bien aux dispositions profondes de M. France, car il l’a adopté avec une ferveur singulière. Plus de vingt ans après, il rappelait encore, avec une émotion communicative, ces juvéniles enthousiasmes :


Les livres de Darwin étaient notre bible ; les louanges magnifiques par lesquelles Lucrèce célèbre le divin Epicure nous paraissaient à peine suffisantes pour glorifier le naturaliste anglais... Pour moi, je pénétrais comme dans un sanctuaire dans ces salles du Muséum encombrées de toutes les formes organiques, depuis la fleur de pierre des encrines et les longues mâchoires des grands sauriens primitifs jusqu’à l’échine arquée des éléphans et à la main des gorilles. Au milieu de la dernière salle s’élevait une Vénus de marbre, placée là comme le symbole de la force invincible et douce par laquelle se multiplient toutes les races animées. Qui me rendra l’émotion naïve et sublime qui m’agitait alors devant ce type délicieux de la beauté humaine ? Je la contemplais avec cette satisfaction intellectuelle que donne la rencontre d’une chose pressentie. Toutes les formes organiques m’avaient insensiblement conduit à celle-ci, qui en est la fleur. Comme je m’imaginais comprendre la vie et l’amour ! Comme sincèrement je croyais avoir surpris le plan divin !


Vous vous rappelez la célèbre page de poésie naturaliste qui termine les Philosophes classiques, de Taine : il y en a là comme un direct écho.

Le jeune homme faisait des vers : je serais bien étonné qu’il n’en eût pas fait dès le collège ; des amis l’entraînèrent aux tumultueuses réunions de l’entresol du passage Choiseul ; il devint Parnassien. Un très libre Parnassien, à ce qu’il semble, mais qui pourtant, sur les points essentiels, accepta la discipline de l’école. « Il me semble aussi insensé, disait-il alors, à propos des Poèmes saturniens, de séparer la forme du fond qu’un parfum d’une cassolette... c’est pour cela que je sais à