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devenir une source de voluptés esthétiques ; c’est là un « état d’âme » très distingué, un peu pervers, et qui a été très répandu au cours du XIXe siècle. A l’âge où le désir, vite éveillé, se pose sur toutes choses, où les vers brûlans de certains poètes sont lus surtout pour les images sensuelles qu’ils évoquent, il peut paraître piquant de mêler aux impressions un peu troubles que l’on retira, des livres le ragoût de certaines images presque pieuses. Cette disposition morale a été de tout temps très familière à M. France : elle s’est formée en lui de bonne heure : témoin cette curieuse page perdue où on le voit fondre ensemble les inspirations et les admirations d’art les plus diverses et nous livrer la subtile rêverie d’un païen mystique :


Pour moi, s’il faut tout dire, j’ai penché jadis pour la crémation. Ce ne sont point les mémoires, devis et procès-verbaux du chevalier Keller qui m’en donnèrent le goût : ce sont les élégies de Tibulle et de Properce, Il n’était pas en ce temps-là question de four crématoire. Je ne voyais que le bûcher antique. Je vous prie de considérer le temps et les circonstances. Alors je faisais ma rhétorique et j’aimais Cynthie, Ces Latins ont laissé des images intarissables de beauté ! Les visions de leurs poètes me cachaient les murs nus et souillés des classes et m’environnaient de gloire.

En ce temps-là je mêlais l’amour et la mort dans la poésie de mes rêves. Pendant l’étude du soir que surveillait un pion crasseux, je voyais, oui, je voyais l’ombre de Cynthie, ses voiles à demi consumés, pâle et les cheveux dénoués, telle enfin qu’elle était sur le lit funèbre. Le feu avait terni le béryl qu’elle portait au doigt. J’étais Properce. Elle me rappelait les veilles de Suburre et les muets sermens... Ne riez pas. Telle est la magie de ces poètes latins : les fioles assyriennes qu’ils ont versées sur le bûcher funèbre ont à jamais parfumé et embelli la mort.

Mais le dimanche, à la chapelle, ce n’est plus Cynthie qui m’apparaissait à travers les nuages de l’encens, au chant des cantiques. C’est Cécile endormie dans un cercueil de cyprès, tout embaumé de myrrhe et d’aromates, Cécile, vêtue encore des vêtemens tissus d’or dont elle s’était parée pour le sacrifice, et croisant les deux mains sur la palme du martyre[1]...

  1. La Vie à Paris, Temps du 18 avril 1886 (non recueilli en volume). — C’est exactement l’état d’esprit de Chateaubriand au collège et à Combourg, si bien décrit par M. France lui-même : « Si tous les feux de l’adolescence le consumaient dans la solitude, il savait parfumer le brasier de toutes les essences de la poésie... L’étang et la lande se peuplaient de voluptueuses images ; il y voyait les héroïnes des poèmes et des romans qu’il lisait ; il voyait surtout la Délia de Tibulle, la Pécheresse du sermon de Massillon et cette figure d’immortelle ardeur qui, de son bois de myrtes virgiliens, enchante à travers les âges l’élite des adolescens :
    Hic, quos durus amor...
    Heureux qui frissonne aux miracles de cette poésie ! Il y a au monde un millier, peut-être, de vers comme ceux-là ; s’ils périssaient, la terre en deviendrait moins belle. (Œuvres de Chateaubriand, notices par A. France, Lemerre, 1879, p. IV-V.)