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Comme il sait beaucoup, et qu’il comprend encore plus qu’il ne sait, il a ce don merveilleux d’élucider parfaitement son sujet en parlant d’autre chose. Sa méthode, c’est de faire perpétuellement des digressions. Mais ce sont les digressions d’un philosophe qui a toujours présente à l’esprit la connexité de tous les phénomènes et l’amplitude du monde en même temps que sa vanité. Il a, dans le même moment, la perception la plus fine et la plus malicieuse des accidens (livres du jour, passagères figures humaines, petits événemens d’hier), et le ressouvenir des « pensées éternelles » que roulent les oiseaux-dieux d’Aristophane. Deux ou trois de ces pensées reparaissent souvent dans ses ironiques études, mais par quels chemins imprévus et souples il nous y mène ! C’est « un bénédictin narquois, » comme a dit M. Hébrard, c’est un bouddhiste amusé et curieux, c’est un sceptique tendre : quoi encore ? Il a une sorte de détachement voluptueux. Il jouit délicatement de la vie, et de toutes les images de la vie dans le passé, tout en étant persuadé qu’elle n’est qu’apparence et illusion. Il juge les choses du point de vue le plus distingué où puisse se placer un homme de notre temps. Et il mêle à cette philosophie un charme qui lui est propre[1]...


Je ne pense pas qu’aujourd’hui encore M. Jules Lemaître désavouerait cette page où, il y a vingt-cinq ans, il définissait, en termes si heureux, le tour d’esprit et le talent de M. Anatole France.


I

Je suppose un homme qui, n’ayant jarnais rien lu de M. France, commencerait son initiation par les derniers ouvrages de l’écrivain, l’Ile des Pingouins ou les Dieux ont soif. Mis en goût par cette lecture, il ouvrirait alors, sur la foi de sa réputation, le Crime de Sylvestre Bonnard. Au bout de quelques pages, je vois d’ici la stupeur croissante de cet honnête homme. « Eh quoi ! se dira-t-il inévitablement, comment de la même plume deux sortes d’ouvrages aussi différens ont-ils pu sortir ? Les sujets, les idées, l’esprit, l’accent, le style même, tout a changé. Comment pareille transformation a-t-elle pu se produire ? » Comment ? C’est à cette question que l’on voudrait bien, ici, essayer de répondre.

Connaissez-vous, « sur le quai Voltaire, la maison qui porte aujourd’hui le numéro 9 et dont le rez-de-chaussée est actuellement occupé par le docte Honoré Champion et sa docte librairie ?

  1. Revue bleue du 24 novembre 1888 (non recueilli en volume).