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recommencer à avoir l’air de vivre et que dans un mois ou deux ce sera presque fini. Je veux vous en donner une première preuve. Je rouvre pour vous mon encrier plein de bourbe, je reprends ma plume qui ne sait plus son chemin sur le papier. Je trébuche en écrivant comme en marchant, mais je n’écrirais pas deux heures comme j’ai marché hier. Je n’en puis plus. Voilà bien, au fond, quatorze ou quinze mois que je suis malade. Enfin vous savez que je vous aime. C’est l’essentiel. On me défend d’aller plus loin. Je vous embrasse, très chère amie.


Nos papiers sont arrivés. Nous pensons que notre mariage se fera la semaine prochaine[1]. Vous serez avertie du jour.

Bonjour, Alexis : si je n’avais pas oublié ma main, je vous écrirais.


Paris, 9 mars 1875.

Ma chère amie, il me semble qu’enfin je commence vraiment à sortir de ma prison. Je suis encore fort boiteux, un peu bègue, assez manchot, mais enfin j’ai à peu près la liberté de l’écriture et l’on me dit que le soleil va faire fondre le reste de la névrose qui me tient depuis cinq mois. Je jette de l’encre le plus que je peux, Dieu sait si l’on m’en demande. Cinq mois de retards. Je n’ai pas besoin de vous dire combien quelques-uns de ces retards m’ont été durs. Je n’ai souffert d’ailleurs que par ce côté-là. Il me suffisait de vouloir ne rien faire pour ne rien sentir de mon mal imbécile, pas de mal de tête, pas de douleurs, pas de dégoût, pas d’insomnie. Je pouvais lire aisément, manger assez, dormir bien, marcher pendant deux heures à la seule condition de traîner et de boiter ; je ne pouvais ni parler, ni écrire. C’était là ma seule croix, mais j’avoue qu’elle suffisait à mes forces. Une croix d’ennui sous laquelle je ne remuais pas. Quand je dis l’ennui c’est une façon de parler, car, hélas ! l’esprit n’agissait que trop. J’étais muet et j’avais tant de choses à dire. J’ai fait bien des fois en pensée le chemin qui mène aux Violettes, je vous ai beaucoup écrit, mais sans plume ni papier, et cette illusion ne durait guère, et je me perdais dans un océan de tristesse. Enfin me voilà délivré des

  1. Le mariage d’Agnès Veuillot avec le commandant Pierron, — mort général, il y a quelques années, après avoir fait partie du conseil supérieur de la guerre.