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il pénétra dans la connaissance des archives, dans le mécanisme des institutions, dans le secret des origines ; ainsi il fut amené à rechercher et à découvrir les causes de la grandeur romaine. Son application, sa pénétrante acuité intellectuelle savent voir, comprendre et juger. Parmi les Romains, il reste un « Grec, » Græculus, de ces hommes fins et avisés dont Caton se méfiait et que Rome subit, cependant, comme des maîtres. Il éleva, dit-on, Scipion Emilien, et fut ainsi un des auteurs de la conquête dont parle Horace :


Græcia capta ferum victorem cepit et artes
Intulit agresti Latio :


Avec les Scipions et, notamment, avec son élève et ami l’Emilien, il parcourt le monde à la suite des armées, vit dans les camps, assiste au siège de Corinthe, à celui de Carthage, à celui de Numance : il est le témoin de ces grandes ruines. Son patriotisme intermédiaire, si j’ose dire, en aidant à l’organisation de la conquête romaine, quand une fois la Grèce est vaincue, modère la loi du vainqueur et ménage, à ceux qui l’ont chassé, un régime, sinon libre, du moins plus adouci. Polybe est donc, comme Thucydide, un homme d’Etat, un homme d’expérience, dépris sans doute, mais qui veut savoir et comprendre, précisément parce qu’il a souffert.

Il n’a manqué à Polybe que les hautes qualités esthétiques de Thucydide pour s’être élevé au même rang. Mais, ni sa composition, ni son exposition n’ont cette beauté magistrale qui rend la gloire de Thucydide inaccessible. Seule sa pénétration, son sens judicieux des affaires se sont mesurés parfois avec le génie du premier. Mais, pour l’histoire des guerres, pour l’exposé des institutions, pour la vaste compréhension des faits et des ensembles, Polybe est supérieur à tous les autres. Il est nourri, vigilant, diligent. Si l’on compare ces deux historiens, Thucydide et Polybe, on comprend dans quel sens la Grèce avait évolué et ce qu’elle avait perdu pendant les deux siècles qui les séparent. Il en est de leurs œuvres comme des œuvres artistiques qui fleurirent à leurs époques respectives : l’histoire de Thucydide ressemble à ces nobles figures du Parthénon encore hiératisées dans un mouvement plein de vie, tandis que l’histoire de Polybe, plus variée, parfois plus avisée et plus ingénieuse,