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Après une telle catastrophe, Athènes est désemparée. Cette démocratie, qui n’a pas voulu écouter les conseils des hommes sages, se montre disposée à les suivre, alors qu’il est trop tard : « Quand la nouvelle de l’anéantissement de l’armée parvint à Athènes, longtemps on refusa d’y croire... On n’avait de toutes parts que sujets de douleur, et cet événement plongeait les Athéniens dans l’effroi et dans la consternation. Ils s’imaginaient que, de la Sicile, leurs ennemis viendraient bientôt aborder au Pirée... Enfin, comme il arrive ordinairement au peuple, la frayeur du moment les disposa à suivre en tout une conduite sage... » Ces dispositions ne durent pas : la guerre civile naît de la guerre étrangère : les « quatre cents » usurpent le pouvoir ; à l’armée, les soldats déposent leurs généraux. Alcibiade, le détestable conseiller de la guerre syracusaine, accable encore son pays autant par ses services que par son ambition et par ses intrigues. L’abattement des Athéniens est au comble.

« Leur armée est, à Samos, en hostilité contre le gouvernement. Les soldats méprisent le pouvoir civil parce qu’il est devenu méprisable ; plus de flotte ni de marins ; l’Eubée est perdue avec ce qui restait de vaisseaux. Si les Péloponésiens étaient venus assiéger Athènes, elle eut succombé. »

L’historien ne poursuivra pas beaucoup au delà cette lamentable histoire, soit que la mort l’ait interrompu, soit que la plume lui soit tombée des mains. Le récit s’arrête sur une phrase brève. Il ne dira ni la défaite finale d’Ægos-Potamos, ni la capitulation d’Athènes (404), ni sa subordination politique à Sparte, ni le gouvernement des Trente-Tyrans. Mais l’ouvrage, quoique interrompu, est achevé ; Thucydide laisse à la postérité le triste et poignant exemple de ce qu’un grand peuple peut faire de lui-même quand la liberté n’est plus conduite par la raison.

L’œuvre de Thucydide, en effet, remplit le véritable objet de l’histoire. Elle tend à développer, chez les particuliers et chez les peuples, la raison (γνώμη) à l’encontre de la passion (ὀργὴ) ; l’homme supérieur qu’est Thucydide fait assez confiance à la nature humaine pour croire qu’elle peut trouver, en elle-même, par le discernement et la volonté, la décision du Bien ; mais il veut que ce discernement et cette volonté soient sans cesse averties par l’éducation, par l’éloquence, par la philosophie, par