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distingué, il se consacra d’abord à l’éloquence. Il plaida devant le peuple, et ses succès oratoires le désignèrent pour les honneurs ; on lui confia le commandement d’une armée. Il exerça cette charge au début de cette guerre du Péloponèse qui devait être le sujet de son livre. Il échoua devant Amphipolis et fut accusé de trahison. Il est facile de deviner, à travers les récits des historiens, qu’il fut victime des dissensions politiques, et qu’il fut écarté des affaires, puis condamné à l’exil par le parti qui avait à sa tête le démagogue Cléon. Il se réfugia en Thrace où il avait des biens considérables et ne put rentrer dans son pays qu’après vingt ans. Ainsi Thucydide fut perdu pour la cité, au moment où des hommes de cette valeur lui eussent été si utiles.

Comme Hérodote, Thucydide écrivit pour occuper les tristes loisirs de l’exil. Les historiens sont, trop souvent, des patriotes désoccupés ; éloignés de l’action et ne pouvant s’en distraire tout à fait, ils en approchent du moins l’image.

Thucydide, c’est l’historien homme d’Etat : dans le tissu des événemens il veut voir surtout les enchaînemens et les causes. Son amour austère de la vérité, la rigueur de son impartialité viennent de là. Les erreurs de fait causent les erreurs de raisonnement : puisqu’il veut voir clair, il veut voir vrai. Par ce scrupule hautain, Thucydide met, une fois pour toutes, l’histoire à son rang. : Si Hérodote est le père de l’histoire, Thucydide en est le maître. Son livre est un acte. Toute autre conception de l’histoire est inférieure.

Thucydide indique lui-même où il faut viser : « Quant aux faits, dit-il, je ne me suis pas permis d’écrire d’après les informations du premier venu ni d’après mon opinion, mais en scrutant avec scrupule, et autant qu’il m’était possible, chacun des événemens auxquels j’avais assisté moi-même et chacun de ceux que d’autres m’avaient appris. Il est difficile de découvrir la vérité, parce que les témoins parlent du même sujet différemment et l’un et l’autre parti selon son inclination ou sa mémoire. Mes écrits, dépouillés du merveilleux, en paraîtront peut-être peu agréables ; mais ils suffiront à ceux qui veulent s’éclairer et aller au fond des choses dans ce qui s’est passé ; ils seront jugés utiles, puisqu’ils exposent la marche des événemens tels qu’ils se renouvellent chaque jour ; car, la nature humaine étant la même, ils ne peuvent qu’être, par la suite, semblables ou analogues.