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Bismarck ; et dorénavant c’est du côté gauche qu’il va harceler Schweitzer, lui reprochant de n’être pas assez socialiste après l’avoir longtemps combattu parce qu’il l’était trop ! Il y a là une évolution des plus amusantes, sur laquelle l’auteur des Souvenirs s’est bien gardé d’insister, mais qui n’en ressort pas moins, avec une évidence entière, de la suite des faits qu’il nous expose ; et nous ne pouvons nous empêcher de songer à la surprise qu’a dû éprouver le pauvre Schweitzer en assistant à cette espèce de « mouvement tournant » exécuté autour de lui par le plus acharné de ses adversaires.


Pour nous, au contraire, — et surtout après la lecture des Souvenirs de Bebel, — une telle évolution doctrinale s’explique le plus naturellement du monde par l’indifférence absolue du célèbre leader socialiste à l’égard de tout ce qui ressemble à une notion théorique. Non pas certes que Bebel, dans ses deux volumes, nous fasse expressément l’aveu de cette indifférence : mais n’en avons-nous pas une preuve assez manifeste dans le simple fait qu’un personnage comme celui-là, le fondateur et le chef incontesté du parti socialiste allemand, ait pu nous raconter en grand détail l’histoire de sa vie sans éprouver jamais le besoin d’exposer ni de justifier, si peu que ce soit, les différens programmes politiques au service desquels il a livré bataille ? Vainement on chercherait tout au long de ses deux volumes, comme je l’ai dit, d’autres vues philosophiques ou morales que le court passage cité au début de cet article ; et pas un moment non plus le narrateur ne s’interrompt pour raisonner sur les innombrables incidens qu’il nous rapporte, pour tirer de ses propres aventures ou de celles d’autrui une conclusion un peu générale, en un mot pour regarder d’une certaine hauteur la suite des événemens historiques où il a pris part. Il n’y a pas jusqu’à ses portraits qui ne se ressentent de son entière incapacité d’abstraction. Les figures les plus originales, un Karl Marx ou un Windthorst, un Eugène Richter ou une comtesse Hatzfeld, se dépouillent inévitablement, sous sa plume, de toute individualité comme de toute vie ; et force nous est de nous en tenir, sur elles, aux épithètes banales dont il a plu à l’auteur d’accompagner la mention de leurs noms.

C’est assez dire que les problèmes religieux, en particulier, n’occupent guère de place dans l’autobiographie d’Auguste Bebel. Il nous rappelle en vérité que, pendant l’un de ses séjours en prison, il a traduit et même commenté un livre français d’Yves Guyot et Sigismond Lacroix sur les Doctrines sociales du Christianisme, comme