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de l’obscur ouvrier tourneur de Leipzig contre le fastueux et méprisant Schweitzer, — type parfait du grand seigneur déclassé, rappelant par bien des points notre Mirabeau. La souris dont je parlais plus haut, c’est comme si nous la voyions maintenant aux prises avec un vieux lion ; et peu à peu le lion finit par s’affaiblir, épuisé sous le renouvellement infatigable des morsures et des coups de griffes d’un petit ennemi qu’il aperçoit à peine. Tantôt le directeur du Socialiste apprend la défection de tel de ses amis qui, la veille encore, lui semblait tout dévoué ; tantôt surgit de terre contre lui une accusation imprévue, s’appuyant sur la mise au jour d’une de ses anciennes lettres, qu’il avait pu croire à jamais oubliée. Et de plus en plus les assauts se multiplient ; l’autorité de Schweitzer s’émiette, décroît ; et sans arrêt de nouveaux bataillons de son armée de la veille s’en vont se ranger sous les ordres de l’humble tourneur leipzigois !

Mais à cette grandeur tragique de la lutte des deux chefs s’ajoute un élément comique, plus étonnant encore. Car le fait est que, lorsque le jeune Bebel, presque dès son arrivée à Leipzig, emploie son génie naturel d’organisation à rassembler autour de soi les travailleurs allemands, il le fait expressément pour résister aux progrès des nouvelles doctrines socialistes. Pendant cinq ou six ans, Schweitzer est surtout à ses yeux le représentant de ce socialisme que Lassalle a naguère commencé de prêcher aux prolétaires de son pays. En digne fils du sergent de Cologne, Bebel combat pour l’ordre et la propriété, pour un « progrès « lentement poursuivi, qu’il oppose à l’idéal chimérique et néfaste d’une prétendue égalité sociale. Pendant cinq ou six ans il attaque Schweitzer, pour ainsi dire, du côté droit, au nom de ce parti « libéral » à la disposition duquel il a placé les nombreux milliers d’hommes qui dès lors subissent aveuglément sa domination. Puis, par degrés, un changement s’opère dans ses vues politiques. Comme il nous l’avoue ingénument dans ses Souvenirs, l’obligation de combattre les « Lassalliens « l’amène à prendre connaissance des écrits de leur maître ; sans compter que, vers le même temps, le hasard achève de le pousser au socialisme en lui donnant pour voisin et pour collaborateur le journaliste Wilhelm Liebknecht, qui a longtemps reçu à Londres les leçons de Karl Marx. Si bien que, de proche en proche, aux environs de 1868, l’ancien ennemi déclaré du socialisme devient, à son tour, un zélé partisan du programme de Lassalle ; et naturellement ses troupes le suivent sans la moindre objection sur ce nouveau terrain, comme elles l’auraient suivi s’il lui avait plu d’adhérer à la doctrine de Fourier, ou peut-être même à celle de