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l’entendais parler de son prochain retour à Zurich, où j’avais appris qu’il s’était fait bâtir une modeste villa, je me demandais par quel étrange hasard cette espèce de maître d’école ou de greffier retraité pouvait bien être devenu le fameux et terrible dictateur socialiste dont toutes les paroles constituaient autant d’ordres pour des centaines de milliers de fidèles sujets.

Le mystère me fut expliqué dès l’un des soirs suivans. Dans une grande salle d’un faubourg de Berlin, le parti socialiste avait organisé une réunion où l’on devait discuter une certaine question dont je me rappelle que tout le monde lui attribuait à ce moment une importance considérable, mais sans que, hélas ! je puisse parvenir à me rappeler également en quoi elle consistait. J’ai l’idée cependant qu’il s’agissait d’un nouveau décret impérial, et de l’attitude que devraient prendre à son endroit les socialistes allemands. Tout cela s’est tristement brouillé dans ma mémoire : mais c’est au contraire avec une netteté parfaite que s’y est maintenue l’image de l’immense salle enfumée où avait lieu le meeting. Tour à tour, d’abord, une demi-douzaine d’orateurs s’étaient avancés au bord de l’estrade, afin de nous débiter bruyamment, chacun à sa façon, une série à peu près invariable de protestations indignées, invariablement accueillie du nombreux auditoire avec le même enthousiasme quasi machinal. Puis voici que, soudain, j’ai senti comme un grand frisson qui s’était répandu à travers la salle ! Un septième orateur était apparu au bord de l’estrade, dont la seule présence avait suffi pour transfigurer, en quelque sorte, ce millier de braves gens, redressant leur posture volontiers un peu courbée, réveillant leur regard, imprégnant tous leurs traits d’une vie plus intense. Et combien plus frappante encore la transfiguration survenue, désormais, dans le visage et toute la personne du petit homme qui venait ainsi de se camper devant nous ! Vêtu de la même façon que je l’avais vu l’avant-veille, Auguste Bebel n’avait plus rien pourtant d’un commis en retraite : manifestement, il était redevenu le chef d’armée à la tête de ses troupes. Une fièvre singulière brûlait en lui, jaillissait de ses grands yeux noirs, — largement ouverts maintenant, et comme embrasés. Et j’avais l’impression que, si même il avait parlé d’une voix basse et égale au lieu des sonores éclats pathétiques dont il se croyait tenu de parsemer son discours, toute l’assistance n’en aurait pas moins subi le prestige irrésistible qui m’obligeait, comme les autres, à boire avidement les moindres mots sortis de ses lèvres.

Il y avait sans aucun doute, chez lui, quelque chose de ce mystérieux