Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

politique de l’empire allemand serait aujourd’hui toute différente de ce que nous la voyons ; et qui sait si, du même coup, l’aspect total de notre « échiquier » européen ne se trouverait pas plus ou moins modifié ?


Mes aptitudes physiques, — nous raconte Auguste Bebel, — se sont ressenties pendant toute ma jeunesse d’un état de débilité corporelle qui doit avoir eu lui-même pour cause, en grande partie, une alimentation insuffisante. C’est ainsi que, durant bien des années, notre repas du soir n’a consisté tous les jours qu’en une petite tranche de pain, très maigrement enduite de beurre ou de confitures. Que si nous nous plaignions, — comme nous le faisions sans cesse, — d’avoir encore faim, invariablement notre mère nous répondait : « L’on est souvent forcé, en ce monde, de fermer son sac, même quand il n’est pas plein ! » Aussi comprendra-t-on aisément que nous ne nous soyons pas fait scrupule de nous couper une tranche de pain supplémentaire, dès que nous le pouvions ; mais presque toujours notre mère découvrait aussitôt la chose, dont elle ne manquait pas de nous punir très sévèrement. Un jour que je m’étais rendu coupable, une fois de plus, de ce grave délit, et malgré tout mon effort à imiter la précision ferme et sûre du coup de couteau de ma mère, celle-ci n’en reconnut pas moins la disparition illicite du morceau ; et ses soupçons tombèrent, je ne sais trop pourquoi, sur mon frère, à qui elle administra sur-le-champ une demi-douzaine de « tapes, » au moyen du plat d’une longue règle de bureau provenant de notre héritage paternel. Mon pauvre frère eut beau protester énergiquement de son innocence : notre mère ne voulut voir là qu’un mensonge, dont elle prit occasion pour infliger à mon frère une seconde série de coups de règle. En présence de quoi, tout d’abord, le désir me vint de me dénoncer comme le vrai coupable : mais, dès l’instant d’après, je me dis que ce serait de ma part une grosse sottise. Mon frère avait maintenant empoché les coups ; et le seul résultat de ma dénonciation aurait été de m’en valoir d’autres, à moi aussi, qui n’auraient toujours pas pu lui enlever les siens.


J’ai cité ce dernier épisode afin de signaler en passant au lecteur la présence, chez Auguste Bebel, d’un fonds précieux de sagesse et de circonspection pratiques qui le prédestinait singulièrement, quoi qu’il nous en dise, à se frayer son chemin dans la vie ; et j’ajouterai encore que peut-être le célèbre chef socialiste, né de parens tuberculeux, s’exagérait quelque peu les conséquences funestes de cette « insuffisance d’alimentation » qui semble bien, d’ailleurs, avoir été le principal souvenir gardé par lui plus tard de ses jeunes années. Ne nous apprend-il pas lui-même que, vers 1872, les médecins ont constaté chez lui un début très marqué d’affection pulmonaire, dont il ne s’est guéri que sous l’influence bienfaisante de trois longues années d’un repos absolu dans diverses prisons saxonnes ?