Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/459

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semble un peu le symbole aussi de son destin. Absente de sa vie, ou s’y dérobant sans cesse, c’est dans le seul Fidelio que la bien-aimée de Beethoven est réellement et partout présente. Oui, partout, et dire, comme nous le faisions plus haut, que la musique a « tracé » son portrait, ne serait pas assez dire : elle l’a modelé, n’y épargnant pas une lumière et pas une ombre, ménageant entre les valeurs diverses, quelquefois opposées, des passages d’une délicatesse exquise et d’une adorable douceur. Ramassé, ou plutôt porté au comble dans un air qu’on appellerait « de bravoure, » si le mot signifiait un véritable, un généreux héroïsme, le caractère de Léonore n’y est pourtant pas contenu tout entier. Centre ou sommet du rôle, cet air a ses degrés ou ses alentours. A chaque page aussi, presque à chaque ligne des « en- sembles » (trios, quatuors), où Léonore intervient, une réplique d’elle, une parenthèse, un a parte se rapporte à l’éclat suprême, et tantôt le prépare, tantôt, en le prolongeant, le fortifie encore. Quelquefois au contraire une de ces retouches a pour effet de l’atténuer, et le courage alors, l’intrépidité virile de l’héroïne se détend et se fond, par un retour, par un manquement soudain et qui nous attendrit, en « vague détresse de femme[1]. » Il n’est pas jusqu’au sublime soliloque, où, sans rompre l’unité du morceau, la diversité des mouvemens et celle des timbres, l’effet de certaines modulations, de certains points d’orgue même, ne fournisse un exemple de ces touchantes et très humaines vicissitudes.

Si les personnages accessoires du drame ont chacun leur caractère et leur vie propre, le rôle de Florestan se rattache étroitement à celui de Léonore. Dans la péroraison de l’air du prisonnier, il en est comme un reflet. Il s’y absorbe même à la fin dans le duo, dans le chant, tantôt en commun, tantôt dialogué, mais toujours identique, des deux voix n’en faisant qu’une ici, comme les deux âmes. il y a plus de naïveté dans le duo de la Flûte Enchantée, sur le même thème ; dans le duo de Fidelio, plus de lyrisme, avec non moins de pureté. Amour-goût, amour-passion, eût dit Stendhal ; amour conjugal toujours, dont Mozart a chanté la douceur et Beethoven les transports.

« Celui qui sentira pleinement ma musique, » a dit le musicien de Fidelio, « celui-là sera délivré des misères que les autres hommes traînent après eux. » On peut assurer, — l’œuvre entier de Beethoven, et toutes ses paroles, et tous ses écrits en rendent témoignage, — que l’unique vœu de son âme, le seul objet de son génie fut la délivrance.

  1. Victor Hugo.