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s’il se livrait à quelque profession lucrative. « Il y a là un doute ; et François de Paule Latapie n’est pas bête, qui, ayant vu un jour seulement ce jeune homme intelligent et chimérique, se demande si, pour faire fortune, il aura soin de prendre une profession lucrative.

Joubert, après avoir conté ce que j’ai résumé, dont sa mère eut beaucoup de peine, ajoute : « Elle me vit partir dans ces sentimens. Et, depuis que je l’eus quittée, je ne me livrai qu’à des occupations qui ressemblent à l’oisiveté et dont elle ne connoissoit ni le but ni l’espèce. Elles m’ont procuré quelquefois des témoignages d’estime, des possibilités d’élévation, des hommages et des suffrages... » La phrase s’arrête là. Il allait dire qu’à tout cela sa mère ne pouvait rien comprendre et qu’elle n’a pas eu la consolation de savoir approuvé par d’autres son fils étonnant. Il ne le dit pas. Il a regardé sa mère, vieille maintenant, très vieille ; et il note : « Dans tous les changemens qui se sont faits sur son visage, on voit évidemment les traits d’une âme qui a souffert. » Il aperçoit et il démêle avec désespoir la souffrance qui vient de lui.

Mais ne devançons pas le temps. A vingt-quatre ans, au mois de mai 1778, il partit pour Paris. Il s’en alla, un jour, avec la désinvolture qu’ont, pour quitter la maison paternelle, les jeunes fols tentés par les routes, les jeunes saints déjà marqués du signe céleste. Peu d’années avant sa mort, au souvenir de ces événemens, il s’excusera : « En Périgord, rien n’est spacieux..., » Il ne pouvait plus se confiner dans le paysage de son enfance ; il réclamait de l’espace. L’enfant doux était devenu un jeune homme très décidé. ;

Il partit. Et sa mère pleurait.

Beaucoup plus tard, après la mort de Joubert, on a trouvé, parmi les objets qu’il avait toujours auprès de lui, un petit paquet. C’est un ruban, d’un bleu pâle, un peu passé, un ruban de faille, bordé d’un picot, roulé soigneusement et entouré d’une bande de papier sur laquelle le fils pieux et tendre a écrit ces mots : « Serre-tête de maman. ; »


ANDRE BEAUNIER.