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pas de hauts faits, se réjouira de se sentir (et peu lui importe qu’on l’ignore) meilleur que les héros et, ne publiant pas de livres, se contentera (mais avec une satisfaction délicieuse) d’éprouver qu’il invente des idées et ordonne des phrases telles que d’autres n’en font pas.

Moins la douceur et moins les façons très conciliantes auxquelles vous engagent les jours après les jours, il est déjà ce qu’il sera.

La scène que sa générosité amena et dans laquelle, s’il avait raison, ses parens n’avaient pas tort, précède de peu son départ de Montignac. Elle en fut peut-être l’occasion ; elle fut l’un des signes du malaise et de la juvénile impatience qu’il éprouvait depuis deux années dans cette petite ville, trop petite (il se le figurait) pour l’ambition de son âme.

A la date de 1775, il a écrit : « L’accent et le caractère national ont un rapport naturel. La manière de s’exprimer diffère selon le caractère. Il en est de même de la manière de prononcer. » Le jeune Périgourdin s’est récemment aperçu de l’accent de sa province ; et il s’est aperçu de sa province. Il a le sentiment des particularités locales. Et il va se lancer à la recherche de l’absolu.

Or, l’absolu, — mettons les choses au point où les voit un jeune provincial féru d’idéologie, — l’absolu est, en quelque sorte, à Paris : à Paris, indemne des particularités locales ; à Paris où des philosophes, qui se sont affranchis de toutes servitudes spirituelles, suivent uniquement l’universelle raison, laquelle plane au-dessus des nations et des villages sans connaître leurs différences, et laquelle n’a ni patois ni accent.

Joseph Joubert, en 1775 et jusqu’à son exode parisien, est livré à cette erreur, la même qui, pendant la Renaissance, menait en Italie, à Rome où ils se perdaient, les peintres adolescens de chez nous, de Flandre et d’Allemagne. Il se repentit et fut, en sa maturité, le maître de l’autre idée, vraie et féconde, qui recommande au sage de vivre dans le coin où la destinée l’a mis, de s’y enfermer, comme une graine dans le sol qui lui convient : et la fleur s’épanouira, la seule qu’on pût attendre.

Le 5 mai 1778, François de Paule Latapie, qui a logé chez le sieur Joubert, écrit : « Son fils est un jeune homme qui a de l’esprit, de la littérature et du ressort. Il part pour Paris, dans le dessein d’y faire fortune ! il serait très possible qu’il réussît,