Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/376

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est la plus ancienne lettre qu’on ait de Joubert. Gentille, assurément, et dans sa manière déjà. Mais, plus tard il saura mettre, sous la plaisanterie, plus de pensée ; sous l’amitié familière, plus de tendresse ; sous l’esprit, plus d’âme.

Puis il y a, vers la fin de la lettre, du libertinage : le jeune Doctrinaire s’est amusé. Ce parallèle qui ne tourne point à l’avantage de sainte Anne, si ce n’est pas une impiété, c’est un badinage assez libre. L’Écriture ne parle pas longuement de sainte Anne ; elle atteste, en peu de mots, ses vertus. Mais sainte Anne était la mère de la Sainte Vierge, à qui le règlement de la congrégation décernait un zèle privilégié. Confrère laïque des Pères de la Doctrine, Joubert ne devait-il pas réciter chaque jour l’office de la Vierge ou les ave Maria du chapelet ?…, Joubert s’éloigne de sa piété. En outre, avec sainte Marie, sainte Anne était la patronne d’une Marie-Anne Gontier, femme Joubert, bonne femme et pieuse, qui demeurait à Montignac-le-Comte, sur les bords de la Vézère. Joubert, qui s’éloigne de sa piété, n’oublie-t-il pas un peu cette autre piété, sa maman ?…


En 1776, Joubert quitta décidément l’Esquille et les Doctrinaires. Je crois qu’il demeura, un peu de temps, chez ses amis de Falguière, à Toulouse et à la campagne. Sur un feuillet daté « 1776, chez Falguière, » on lit ces lignes : « La parfaite innocence, c’est la parfaite ignorance. Elle n’est ni prudente ni défiante ; on ne peut faire aucun fond sur elle : c’est une aimable qualité qu’on aime plus et qu’on révère presque autant que la vertu. » Sauf quelque hésitation de la forme, voilà déjà le tour des véritables pensées de Joubert, leur subtilité ravissante. L’idée a des facettes qui, l’une après l’autre, brillent différemment. Ces facettes : les mots d’innocence, d’ignorance et de vertu. Elles passent vite ; leur jeu est joli. Mais ce n’est pas du tout la pensée d’un innocent, cette pensée qui distingue si bien l’ignorance et la vertu, cette pensée vertueuse et qui goûte, comme de loin, l’amabilité naïve de l’ignorance : on n’est plus naïf, quand on ressent les délices de la naïveté.

Joubert est, à cette époque, troublé. Peut-être son calme visage et la réserve habituelle de ses manières n’en trahissent-elles rien : il a toujours eu la discrète élégance et l’honnête principe de garder pour lui son émoi. Quand il écrit, à propos de sa mère : « Ma tendresse pour elle fut toujours, au milieu