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industrieuse, réparer ses primes audaces sans repentir et combiner des idées vives avec des manières rassurantes.

Tel est à peu près le milieu dans lequel Joubert eut ses vingt ans ; un milieu très intelligent, très peu fermé aux influences du dehors, et suffisamment pittoresque. D’ailleurs, il n’a rien dit de ces différens personnages. Je ne sais pas s’il les aima ; je lui suppose d’autres amis, et je les lui suppose volontiers parmi ceux qui ont fait le moins de bruit.

L’un d’eux est Dardenne, qui mourut jeune et que Joubert a beaucoup aimé. « Dardenne est mort. Quelle mort ! et quelle perte ! que d’erreurs il eût détruites, que de vérités il eût enseignées. Je mourrai peut-être à son âge, hélas et l’expérience de deux hommes de bien sera perdue pour leurs semblables. » Ces lignes de mélancolique admiration, je les trouve sur un feuillet où il y a d’autres pensées, écrites dans tous les sens. Aucune date. Mais ces lignes sont évidemment de la jeunesse de Joubert : « je mourrai peut-être à son âge... » Quel frémissement de chagrin ! Et l’ami désolé fait un retour sur lui-même. Ainsi, le jeune homme qui voit mourir auprès de lui un homme très jeune encore est déçu dans son espérance d’une durée indéterminée. Son émoi passera quand il aura, pour tout arranger, — car le désir de vivre vous suggère la dialectique dont vous avez besoin, — conçu qu’un tel accident ne dérange pas l’économie générale de la destinée ; alors il ne gardera que la tristesse d’un regret. Mais, d’abord, il a senti l’insécurité d’être jeune.

Qui était ce Dardenne ? S’il est mort avant. d’avoir détruit les erreurs et enseigné les vérités, avant même d’avoir essayé de le faire, ne le cherchons pas dans les célébrités de l’époque. Son génie perdu, Joubert est peut-être le seul qui ne l’ait point ignoré. Ce jeune homme fut anéanti.

Mais, dans le registre des vêtures, voici, à la date du 25 octobre 1768, un Grégoire Dardenne qui prend la soutane à dix-sept ans ; puis, le 30 janvier 1769, un Raymond Dardenne qui prend la soutane à vingt et un ans. Tous deux ont été à l’Esquille en même temps que Joubert. Je crois que le Dardenne de Joubert fut Raymond Dardenne, fils de Jean Dardenne et de Jeanne Scieau, de Cadours, qui avait presque sept ans de plus que lui : « Je mourrai peut-être à son âge... » Ce n’est qu’un très petit renseignement, précieux néanmoins, s’il écarte, ne fût-ce qu’à