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Joubert veillaient à la belle éducation de leurs fils qui tous devinrent des hommes très distingués. A quatorze ans, Joseph Joubert était probablement aussi lettré que son bonhomme de maitre es arts. Il quitta Montignac pour aller aux Doctrinaires de Toulouse.

Avait-il dès lors une vocation ; ou bien, comme il arrive, ses parens en avaient-ils une pour lui ? M. Paul de Raynal, gendre d’Arnaud Joubert et qui a recueilli les traditions de la famille, dit qu’on pensait diriger le jeune garçon vers le barreau[1]. C’est assez probable. S’il montrait de l’éloignement pour la médecine et de l’amitié pour le beau langage, ses aptitudes devaient être ainsi interprétées. Qui aurait déjà deviné que, dans toute sa vie, il dédierait tout son effort au seul plaisir de rendre son esprit parfait ?

Il quitta Montignac en 1768, probablement au début de l’automne. L’année scolaire commençait, chez les Pères de la Doctrine, à la Saint-Luc (18 octobre)[2]. Il laissait dans sa petite ville son père et sa mère, les frères et les sœurs dont j’ai parlé, puis son frère Arnaud qui n’avait pas trois ans, sa dernière sœur Marie qui n’avait pas tout à fait un an.

Surtout, il s’écartait de sa mère. Et, plus on étudiera l’histoire des grands hommes, — je ne dis pas les célébrités auxquelles les circonstances sont quelque temps favorables, je dis les maîtres de la vie mentale, — plus on connaîtra la dépendance où ils furent à l’égard de leurs mères, femmes parfois très simples et d’apparence ordinaire, mais nobles d’esprit, fines de cœur et, souvent, sublimes en secret comme eux le sont visiblement. Leurs mères ne leur ont pas toujours communiqué idées, croyances et opinions. N’importe, ils ont subi cette influence ; mieux qu’une influence : ils valent un peu ce qu’ont valu leurs mères. C’est la même qualité de l’âme ; on a le sentiment qu’essayées, ces deux âmes rendraient le même son.

Ces enfans ne sont pas libres ; un doux attachement les tient. S’ils se libèrent, ils le feront avec douleur et, presque toujours, à leur dam.

Il y aura, dans toute l’existence de Joseph Joubert, le souvenir alarmant, le rappel de la bonne femme exquise, Marie-Anne

  1. Voir Pensées, etc. de Joubert ; édit. de 1850, tome Ier, p. 8.
  2. Constitutiones congregationis Doctrinæ Christianæ in comitiis generalibus Lutetiæ Parisiorum, anno 1782. (Parisiis, 1783.)