Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/354

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a pour elle d’autres sources de souvenirs maternels qui semblent devenir tous les jours plus délicieuses et plus nombreuses. Elle me cite une infinité de traits de ma tendresse, dont elle ne m’avoit jamais parlé et dont elle me rappelle fort bien tous les détails. A chaque moment que le temps ajoute à mes années, sa mémoire me rajeunit ; ma présence aide à sa mémoire. »

Et Marie-Anne Joubert, femme très simple et très sensible, sort peu à peu, ainsi, de l’ombre où elle était cachée, l’ombre du temps et de l’oubli. Elle se révèle dans la pénombre où l’a tendrement amenée son fils. Elle y apparaît comme sur un daguerréotype à demi effacé. Les traits du visage ne se voient plus ; on ne saurait les distinguer, à travers la brume pâle qui les enveloppe. Il faut regarder longtemps l’image, et complaisamment, avec le soin qu’on met à examiner le daguerréotype que je disais, en l’écartant de la lumière trop vive, en l’inclinant de telle sorte qu’y vienne un rayon de jour atténué. Alors, faute des lignes nettes, se dessine au moins la physionomie, le sourire de la bonté, l’aimable tristesse, le sentiment d’heureux et tremblant amour qui dure chez les femmes et qui tardivement avive leur amour maternel. Une grâce jolie et touchante émane de cette figure.

Rajeunissons de quarante années Marie-Anne Joubert, ainsi qu’elle-même le faisait par le fidèle artifice de la mémoire, auprès de son fils, en 1799. Tâchons d’écarter les dizaines d’années qui ont accumulé sur elle plus de la moitié d’une longue vie, et de la retrouver en deçà, telle qu’elle était auprès de ses enfans petits et turbulens, auprès de l’ainé des garçons, plus sage, encore enfant, et parmi l’occupation d’une maison qui est nombreuse et qui n’est pas riche.

Elle est jeune ; elle est jeune sans l’être. Sa jeunesse n’a pas résisté aux fréquentes maternités, aux promptes relevailles et à tous les soucis quotidiens. Et, la jeunesse, les petites villes ne la prolongent pas ; en outre, jadis, on ne l’épargnait pas : les femmes y renonçaient vite, par un usage de dure dignité. Le bonnet quasi religieux des bonnes femmes couvre les cheveux de Marie-Anne Joubert avant qu’ils n’aient commencé de blanchir.

Elle fait tous les jours la même chose ; elle est assidue aux mêmes besognes de toutes les heures. Et les heures passent, variées d’incidens souvent cruels, analogues entre eux, si bien