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voit bien que la science historique n’est pas semblable aux autres sciences ; elle dénombre l’innombrable, elle est sensible à l’ondulation des âmes ; toute vie vibre en elle ; elle touche au mystère du génie, de « l’intellect actif, » de l’intermédiaire, recevant et exécutant l’ordre de Dieu.

Les grandes âmes sont des âmes collectives dans ce sens qu’elles retentissent des mouvemens de la collectivité ; mais, les foules aussi ont une âme. Les générations anonymes qui se succèdent, la tête penchée sur le sillon, celles qui ne font que naître et mourir, entretenant, au hasard, leur propre vie et celle de l’espèce, travaillent, tout de même, à l’histoire : milliers d’infusoires élevant le fond des océans. Leur labeur, quoique inaperçu et ignoré, est constant et opérant. C’est quand les molécules innomées se sont transformées ou déplacées à l’intérieur du corps social que celui-ci entre dans les âges nouveaux. L’inconscient précède le conscient.

Qui dira la force de l’opinion, c’est-à-dire du sentiment des foules dans la vie de l’humanité ? On répète, depuis longtemps, que l’opinion est la reine du monde : en effet, les rois lui obéissent. L’opinion, c’est l’instinct du corps social prenant position avant tout raisonnement. L’opinion naît et vit partout à la fois, comme l’instinct de la défense est répandu sur le corps tout entier : il y a l’opinion des mères, l’opinion des pauvres, l’opinion des rues, l’opinion des salons, l’opinion des sages, l’opinion des fous ; pas une n’est négligeable ; tout compte et pèse. Les œuvres nationales sont des œuvres d’opinion. Les foules se portent en masse du côté où l’instinct de conservation et de développement les entraîne ; leur poids fait pencher la balance ; elles suivent le grand homme à la condition qu’il les conduise où elles veulent être menées. Or, la résultante de ces milliers de volontés individuelles, ignorantes, inconscientes, qui constituent l’opinion, c’est l’œuvre historique par excellence. Le plus souvent, les peuples s’élèvent ou se perdent d’eux-mêmes : ils poussent leurs chefs aux sommets ou aux abîmes. L’historien a pour tâche — combien difficile ! — de reconnaître l’opinion dans le passé et de la guider dans l’avenir.

L’histoire, et l’histoire seule, s’adresse à tout le monde et plaide, auprès du plus ignare des êtres, la cause de tous ; personne ne lui échappe ; elle dispose d’un langage diffus que tous entendent : c’est celui que le sentiment adresse à l’instinct. D’ailleurs,