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L’érudition est la science de la documentation historique. La critique des documens est à la base de toute histoire, et c’est pourquoi il est arrivé qu’on a confondu cette recherche, si nécessaire et si laborieuse, avec l’histoire elle-même. Puisque l’histoire ne peut se passer du document, on a conclu que l’étude du document était toute l’histoire et qu’il suffisait d’un bon exposé critique pour faire œuvre d’historien, comme si, en juxtaposant des couleurs, on faisait œuvre de peintre.

L’érudition n’est pas l’histoire : elle n’en est ni le corps, ni l’âme ; tout au plus, le squelette. L’anatomie n’est pas l’histoire naturelle.

Dans ces derniers temps, l’accès aux dépôts d’archives a permis de renouveler les sources de l’histoire. Puisqu’on pouvait lire « la pièce » même où sont inscrites les délibérations des conseils, les résolutions des hommes d’Etat, les confidences intimes où l’amitié s’épanche, on s’est rué sur ce butin facile et on a fait, de l’étalage de ces « documens, » une « science » exclusive et jalouse.

Tous ceux qui ont participé à la vie publique, tous ceux qui ont réfléchi à la vie privée savent que ce qui est important dans l’une et dans l’autre, ne s’écrit pas. Il y a une « pensée de derrière la tête » qui, souvent., se connaît mal elle-même, ne se précise qu’au fur et à mesure qu’elle se réalise en action et dont une réserve instinctive ne livre que bien rarement l’expression. L’homme d’Etat sait que, s’il réussit, le succès parlera pour lui ; s’il échoue, il ne veut pas paraître s’être trompé. Donc, il n’y a guère à compter sur la rencontre hasardeuse du papier révélateur pour percer ce secret ultime ; il faut le deviner : c’est affaire au raisonnement, à l’intuition, à l’imagination, à l’expérience. Le fatras livresque y sert de peu. Le document détermine un point ou un moment ; il ne donne jamais la ligne, encore moins le dessin et le coloris. L’abus du document est une paresse qui ne justifie pas tant d’orgueil : pigritia insolens.

Une heure arrive où l’historien doit prendre son parti, écrire et juger. Cette heure, longtemps retardée, est la conclusion nécessaire de laborieuses recherches. L’homme ne demande pas à l’homme la science parfaite d’un Dieu ; il lui demande ce qu’une existence humaine peut fournir, loyalement, de travail et d’application. Au bout de l’histoire-science, l’art de l’histoire intervient et prend les choses en mains ; il apporte la lumière,