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aucun souvenir de vie antérieure ni aucune prévision de vie postérieure. Dès que la société emmagasine des souvenirs, elle constitue son expérience et, par conséquent, détermine son propre progrès. L’histoire est donc l’agent principal de l’existence sociale ; elle la crée en l’observant. Par définition, l’historien est un voyant, voyant dans le passé et voyant dans l’avenir[1]. Ainsi se détermine sa fonction.

A-t-on réfléchi à ce que serait l’homme s’il n’avait pas l’histoire ? On l’a défini un « animal politique ; » il est, surtout, un « animal historique. » Relisons la page de Pascal : « L’homme est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès ; car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils lui ont laissés. Et, comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes s’ils pouvaient avoir vieilli jusqu’à présent en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs études auraient pu leur faire acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différens d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »

Voilà, décrit en une seule page, le progrès de l’esprit humain. Pourtant, à ce tableau, il manque quelque chose : ce sont les hésitations, les lenteurs, les difficultés inhérentes à ce progrès, à ce travail par accumulation. Dans une image extraordinairement raccourcie, Pascal représente l’humanité comme une seule et même personne vivante ; en fait, elle est

  1. « Histoire. Etym. lat. historia, du grec ἱστορία, dont le sens propre est information, recherche intelligente de la vérité. Ἵστωρ veut dire le savant, le témoin, et se rattache à εἶδον, signifiant savoir, voir, le même que le latin videre et le sanscrit vid. » (Littré.)