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de brise matinale et colorés de fraîche lumière. Le soin minutieux avec lequel l’auteur de ces poèmes ne dépassait point sa vérité, on le retrouve dans cet Enfant chargé de chaînes, un roman très peu romanesque et où l’enfant des poèmes, devenu un jeune homme, raconte sa première expérience de la vie. Il a de précieuses velléités : il voudrait agir et consacrer au bien son activité généreuse. Auprès de lui, ses camarades sont dévoués à une œuvre de propagande catholique. Il se joint à eux. Mais il est chargé de chaînes, qui entravent son allure d’apôtre. Et, ces chaînes, ce sont les concupiscences de la littérature et de l’art. On ne s’en délivre point aisément, car on les aime. Ces jeunes gens, à qui leurs devanciers n’ont pas laissé une discipline, leurs devanciers leur ont laissé sur l’âme et sur l’esprit ces chaînes, moins lourdes que nombreuses et embarrassantes. Le sujet du roman, c’est l’effort que fait l’enfant pour se dégager. Si, en fin de compte, il ne se dégage pas absolument, l’effort implique déjà la délivrance, — et « tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé. » Voilà la signification religieuse de ce livre, tout pénétré de sentiment chrétien. Et c’est un livre charmant, joliment écrit, avec poésie, avec une sincérité ornée de quelque ironie : ironie et sincérité vont ensemble, parfois ; et l’ironie qu’on applique à soi-même est une forme ingénieuse de la pénitence. L’ironie qu’on applique à son voisin, si l’on n’est pas pharisien du tout, c’est une autre sorte de pénitence, car mon voisin me ressemble. Et, dans cet Enfant chargé de chaînes, il y a plusieurs voisins traités avec le discernement le plus avisé ; il y a notamment un Jérôme Servet, type de démocrate chrétien, conquérant d’âmes et agitateur de consciences, chargé de chaînes, lui aussi, chargé des chaînes de l’orgueil, et qui promulgue en bulletins de hautaine victoire l’évangile de l’humilité charitable. Étrange garçon !… Il traite ses collaborateurs comme Napoléon ses généraux. Puis, ce Napoléon tout à coup s’attendrit sur lui-même, devient un rédempteur attentif à lui-même et, sur le point de quitter ses apôtres, leur dit. « Mes petits enfans, il convient que, même éloigné, je sois présent au fond de chacun de vos cœurs. Mes petits enfans, vous m’êtes fidèles, je le sais, mais pas tous… » Et il emprunte le langage du Christ, avec une bizarre effronterie. S’en aperçoit-il ? Évidemment, oui, et ne fût-ce qu’au plaisir qu’il en éprouve. Ses fidèles, non, tant il les tient sous son prestige ; ses fidèles, non, hors l’un d’eux, l’enfant chargé de chaînes, qui connaît et les chaînes qu’il porte et les chaînes d’autrui. Ce personnage de Jérôme Servet me paraît être l’un des plus fins portraits qu’aient tracés à la perfection nos romanciers d’à présent, et