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Le héros de M. Ernest Psichari, dans L’appel des armes, un capitaine, a conscience de représenter « une grande force du passé, » — l’armée ; — il ajoute : « la seule, avec l’Église, qui reste vierge, non souillée, non décolorée par l’impureté nouvelle. » Et, plusieurs fois, il reprend la comparaison de ces deux forces. Même il relève, comme significative, la formule des gaillards à qui font peur ensemble, et qui l’avouent, « le sabre et le goupillon. » Eh ! bien, oui : Ense et cruce, dit l’Écriture.

On a bouleversé, dans notre pays, depuis un siècle et, avec plus d’acharnement, depuis un quart de siècle, à peu près tout. Et plusieurs choses ont cédé, qu’on aurait crues plus résistantes. Notre jeunesse a le sentiment d’être née dans des ruines. Elle regarde autour d’elle et, parmi les décombres, elle voit deux édifices, deux seulement, qui n’ont pas bougé, l’église et l’armée. Ne les a-t-on pas attaquées ? Si ; avec plus de violence que tout le reste. Mais on n’est pas venu à bout d’elles. On n’a pas fini de les tourmenter : les voici, après les épreuves, pareilles.

Il y a, dans la nouvelle génération française, — et dans le groupe que j’étudie, — un trait qui la distingue des générations précédentes elle ne peut pas souffrir l’incertitude. Nous l’avons soufferte, assez facilement ; le scepticisme ne nous attristait pas beaucoup. Mais notre scepticisme est aujourd’hui bien démodé. La nouvelle génération française réclame un dogmatisme avec autant de zèle que nous en mettions à ne pas conclure précipitamment et, mon Dieu, à ne pas conclure.

Le philosophe Kant, de Kœnigsberg, avait démontré que toutes les affirmations humaines, touchant l’existence de Dieu, la vie future et les sanctions d’outre-tombe, touchant aussi n’importe quoi, ne valaient rien. Et il examinait toutes les démonstrations ontologiques, cosmologiques, physico-théologiques : il les détraquait ; puis il prouvait que toutes autres démonstrations possibles seraient de même qualité. C’est l’œuvre de la raison pure : elle avait dévasté l’univers intelligible Mais, brave homme (dit Henri Heine), le philosophe Kant vit que pleurait et, de chagrin, laissait tomber son parapluie le vieux Lampe, serviteur fidèle, et qui l’accompagnait à la promenade. Emmanuel Kant songea : « Il faut que le vieux Lampe ait un Dieu, sans quoi point de bonheur pour le pauvre homme ; or, l’homme doit être heureux en ce monde. C’est ce que dit la raison pratique. » Et, substituant la raison pratique à la raison pure, Emmanuel Kant restaura tout ce qu’il avait saccagé. Cette anecdote, qu’a si drôlement inventée Henri Heine, est la caricature du Kantisme : une caricature, mais ressemblante-Pour