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de porteur de feu, comme d’Annunzio appelle Giorgione, dans les pages où il le montre apparaissant moins comme un homme que comme un mythe. « Sur la terre, nul destin de poète n’est comparable au sien. De lui, tout reste ignoré ; quelques-uns même sont allés jusqu’à nier son existence. Son nom n’est inscrit sur aucune œuvre certaine. Cependant, tout l’art vénitien est enflammé par sa révélation ; c’est de lui que Titien a reçu le secret d’infuser un sang lumineux dans les veines de ses créatures. En vérité, ce que Giorgione représente dans l’art, c’est l’Epiphanie du Feu. Il mérite qu’on l’appelle porteur de feu à l’égal de Prométhée. » Cette comparaison avec le feu revient d’ailleurs tout naturellement sous la plume de ceux qui parlent de lui. « Lo spirito di Bellini, déclare Venturi, ma scaldato da un’ anima di fuoco. » Et quand les Italiens parlent d’ « il fuoco giorgionesco, ils entendent non seulement cette chaleur de coloris qui lui est propre, mais encore cette flamme intérieure, ce lyrisme qui brûle et dévore. Ainsi s’explique la séduction exercée par Giorgione sur les poètes, séduction qui ne vient pas seulement du mystère de sa vie et de sa mort, mais de son œuvre même. C’est une copie du Concert champêtre que Musset achetait à crédit, malgré les observations de sa gouvernante, lui disant qu’elle n’aurait qu’à mettre son couvert en face du tableau et à retrancher un plat à son menu de chaque jour.

Un autre mérite de Giorgione est d’avoir orienté définitivement la peinture vénitienne vers le paysage. Certes, il est loin encore de la conception moderne où l’artiste peint la nature pour elle-même, cherchant seulement à rendre son impression devant elle ; mais il est tout aussi loin de l’antique conception. Pendant des siècles, nul ne songea à s’élever contre la règle que Platon avait posée dans le Critias : « Si un artiste doit peindre la terre, des montagnes, des fleuves, une forêt ou le ciel... il n’a qu’à représenter les choses d’une manière à peu près vraisemblable... une ébauche vague et trompeuse nous satisfait. » N’est-ce pas, en somme, la théorie de Botticelli qui prétendait, au dire de Léonard, qu’il suffit de lancer contre un mur une éponge imbibée de couleurs différentes pour obtenir un effet comparable à celui des plus beaux paysages ? Je sais telles écoles ultra-modernes qui ne s’inspirent guère d’autres principes. Mais, au fond, dans la déclaration de Platon, comme dans la boutade de Botticelli, il faut voir surtout cette