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se dresse tout à fait au haut de la toile, comme pour obliger nos regards à monter jusqu’à elle et d’elle à Dieu. A ses pieds, se tiennent debout saint François et saint Libérale. Si le premier est peut-être inspiré d’une figure de Bellini, le saint Libérale est entièrement nouveau de conception et d’exécution ; je ne vois guère que le Saint-Georges de Mantegna qui pourrait lui être comparé. Couvert d’une armure d’acier bruni, coiffé du heaume, tenant un haut fanion à croix blanche sur fond rouge, pareil aux lances de nos dragons, le guerrier a superbe allure. Les deux saints, placés de chaque côté du trône, forment avec la Vierge un triangle régulier, et aucune des trois figures, tournées de face vers le spectateur, ne se relie aux autres. J’ai trop souvent reproché cette froide symétrie à des artistes comme le Pérugin pour l’approuver ici ; mais vraiment l’ensemble est d’une telle beauté qu’on oublie vite la gaucherie enfantine de cet arrangement. La Vierge surtout est inoubliable. La légende veut que, lors d’une restauration, des témoins aient lu, sur le revers de la toile, un appel écrit de la main même de Giorgione :


Cara Cecilia
Vieni, t’affretta,
Il tuo t’aspetta
Giorgio !


Pardonnons ce retard à Cecilia, si c’est elle qui permit au peintre de tracer les traits immortels de sa Vierge. Mais Giorgione dut l’idéaliser, n’imitant pas sur ce point la plupart de ses contemporains, qui se bornaient à reproduire, pour leurs madones et leurs saintes, les belles femmes rencontrées dans la campagne ou dans la rue ; il lui donna une expression de noblesse incomparable et fit de l’humble fille de Castelfranco l’une des plus parfaites créations de l’art italien.

Lorsqu’on a passé plusieurs jours à étudier les peintres de l’école vénitienne, on comprend mieux l’importance de la révolution qu’opéra Giorgione. Certes, les Bellini avaient déjà rompu en partie avec les pratiques du Moyen âge ; mais, malgré tout, ils restent du XVe siècle, par leur éducation artistique, par le choix des sujets, par leur précision un peu sèche. Ils sentent confusément qu’il y a d’autres horizons ; mais, pour les découvrir, il fallait un génie plus spontané, un initiateur, une sorte