Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/204

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fortifiées des XIIe et XIIIe siècles ; puis, au pied des murs et sur les berges des fossés, ils tracèrent des jardins, plantèrent des arbres, semèrent des gazons et des fleurs ; si bien que les deux petites villes ont maintenant une triple ceinture de pierre, de verdure et d’eau. Elles sont comme ces momies cerclées de bandelettes qui, après trois mille ans, gardent encore la forme vivante qu’elles eurent.

Une visite à Castelfranco est, pour moi, le type même de ces journées d’Italie, si pleines et si joyeuses à la fois, où, dans un exquis décor et loin des importuns, on peut contempler tout à son aise un chef-d’œuvre de l’art. Rien ne trouble les flâneries sous les hauts platanes qui se mirent dans le Musone, où de longues herbes d’eau ondulent comme des serpens. Certes, le château et les murs du XIIe siècle sont à moitié démolis ; mais un épais rideau de lierre, de mousse et de vigne vierge, met sur eux un manteau coloré. Suivant les jeux de la lumière, les briques prennent toutes les teintes, depuis le rose clair jusqu’au rouge sombre du sang coagulé. Les fleurs mêlées aux verdures achèvent de donner à ces ruines un aspect romantique. Je sais un côté où les pelouses sont plantées d’olea fragrans dont l’odeur embaume, quand les nuages au couchant se frangent de pourpre et d’or...

La porte, sous la tour carrée devant laquelle était jeté jadis un pont-levis, donne encore accès dans la vieille ville. On passe sous un porche bas et noir que domine le lion de saint Marc, et, après quelques pas, on arrive sur une étroite place au fond de laquelle est la cathédrale qui renferme l’une des plus belles, sinon la plus belle des peintures de Giorgione et en tout cas la plus authentique. La première vision que j’en eus, il y a je ne sais déjà plus combien d’années, à la fin d’un après-midi où le soleil déclinant enveloppait la toile d’une douce clarté, fut, je crois bien, l’une de mes plus fortes sensations d’art. Et, chaque fois, elle se renouvelle, presque aussi violente. Est-ce la composition de l’œuvre, si curieuse dans son aspect géométrique ? Sont-ce les trois admirables figures qui s’y dressent dans leur rigide sérénité ? Est-ce le délicieux paysage ? Est-ce l’harmonieux éclat du coloris ? Je ne sais ; mais il s’en dégage une poésie à la fois tendre et sévère qui émeut profondément. Sur un trône de structure massive, la Vierge, drapée dans une robe bleue et dans un ample manteau rouge,