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Alpes de Vénétie, dont la haute barrière se dresse abrupte et presque nue, semblent continuer la rude ligne des monts friouliens. A leur pied, une série de jolies collines vertes sont pareilles à des falaises, à des dunes boisées que les flots recouvrant jadis la plaine auraient rejetées sur leurs rives. Ces derniers contreforts des grandes Alpes, qui expirent au bord des champs vénètes, sont ravissans, et l’on comprend que les riches marchands de la République soient venus y fixer leur villégiature. Une suite presque ininterrompue de bourgades dominées par de clairs campaniles, de villas aux murs rouge vif, de jardins luxurians les animent et font de la région une sorte de vaste et joyeux parc. Le ciel est si bleu que son éclat insoutenable blesse le regard.

Voici la belle Conegliano, enfouie dans ses verdures, où je suis venu si souvent admirer le chef-d’œuvre du vieux Cima. Autour de son château, des cyprès se détachent nets sur l’azur, alignés comme dans les tableaux des primitifs. Puis, la route franchit la Piave, sur un pont presque aussi long que celui du Tagliamento ; et l’on entre dans la molle campagne trévisane, sillonnée de ruisseaux et de canaux qui mettent comme une brume sur tous les objets. Par cette calme et déjà chaude matinée, je songe à certains paysages de Corot, qui eux-mêmes évoquent des vers de Lucrèce :


Exhalantque lacus nebulam fluviique perennes,
Ipsaque ut interdum tellus fumare videtur.


Emile Michel, dans un article paru jadis dans la Revue, avait bien senti la grâce accueillante de ce paysage où la lumière est caressante, où l’atmosphère, grâce à l’abri des Alpes, est toujours d’une grande douceur. « Tout semble heureux, proportionné à l’homme et une population forte, à la fois élégante et calme dans ses allures, paraît en intime accord avec cette nature privilégiée. Le nom d’amorosa qu’on a souvent employé pour qualifier cette contrée revient de lui-même à l’esprit de ceux qui la parcourent. » Je retrouve cette même population, alerte et joyeuse ; les femmes surtout sont charmantes ; elles vont à la fontaine avec de grandes cruches de cuivre et leur démarche est en même temps souple et noble ; quelquefois, enroulées dans des voiles, leur silhouette archaïque rappelle les madones des vieux maîtres locaux.