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et Grado, et, parfois même, par les temps clairs, la ligne de l’Adriatique jusqu’à Venise… Admirable spectacle que je ne me lasse point de regarder jusqu’à la chute du jour, lorsque le soleil déclinant met sur les choses cette « lumière titienne » dont parle Chateaubriand, quand Venise, pareille à une belle femme dont le vent du soir soulève les cheveux embaumés, meurt saluée par toutes les grâces et tous les sourires de la nature… Admirable spectacle, peut-être plus exaltant encore le lendemain, dans la joie ensoleillée du matin nouveau, mais auquel pourtant je dois m’arracher. Comment quitter Udine sans avoir vu ses Tiepolo ? Nulle part, on ne peut mieux connaître le peintre auquel, chaque année, on rend davantage justice, et qui n’est plus seulement, à nos yeux mieux avertis, le charmant improvisateur, le virtuose en qui s’incarna toute la folie du XVIIIe siècle vénitien. Je me rappelle le chapitre où Maurice Barrès s’écrie : « Mon camarade, mon vrai moi, c’est Tiepolo ! » L’auteur d’Un homme libre, qui d’ailleurs ne signerait sans doute plus cet aveu de dilettantisme, a exagéré le côté factice de Tiepolo. Devant ses grandes compositions, éparses en Vénétie, on se fait une autre idée du peintre qui, loin d’être un artiste de décadence, une sorte de Bernin de la peinture, est un maître non seulement de grâce, mais encore de puissance et de santé. Ce soi-disant improvisateur fut un travailleur acharné ; qu’on regarde les très nombreuses esquisses qu’il fit pour les œuvres qui semblent, tant l’exécution en est habile, jaillies d’un seul jet. Les artistes qui ont vraiment le don ne font pas sentir l’effort. M. Camille Mauclair a raison de comparer Tiepolo à Mozart qui paraît également facile, alors que nulle langue musicale n’est plus savante et plus complexe. Montrer qu’on a vaincu une difficulté est bien ; la vaincre sans le montrer est mieux, le propre du génie étant de nous mettre « devant le merveilleux résultat du savoir et de l’effort comme devant la nature elle-même. » Certes, Tiepolo reste bien le peintre de cette ville et de cette époque où la joie de vivre fut poussée à ses extrêmes limites ; mais il est aussi un arrière-petit-fils du XVIe siècle, un héritier imprévu de la race des grands maîtres vénitiens qui s’était éteinte, plus de cent ans avant, avec Tintoret.

Les œuvres d’Udine sont fort intéressantes parce qu’elles permettent d’étudier le peintre dans la fleur de sa jeunesse,