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cherchant à surpasser son voisin d’en face ou celui d’à côté.

Les rivalités ne devaient pas manquer entre les riches de la veille et ceux du jour, entre les nouveaux parvenus et ceux dont la situation était acquise. Dans une société homogène la lutte pour la suprématie est toujours âpre, mais combien devait-elle l’être davantage, dans ce milieu bigarré et se renouvelant sans cesse. Sans faire un grand effort, nous pouvons nous imaginer les rues de Famagouste, incessamment parcourues par une foule bruyante, enfiévrée par les affaires et l’agio, par des arrivans éblouis, par des partans lassés mais songeant néanmoins secrètement à un prochain retour.

Alors que les hommes portaient d’éclatans costumes, les femmes au contraire étaient, dehors, vêtues de mantes noires. ; Martoni vit : « un dimanche, une femme se rendant dans la maison de son mari en la manière que voici. Devant elle étaient portés vingt cierges allumés et derrière vingt autres. Elle se tenait à cheval entre les uns et les autres et avait les sourcils et le front teints. Après les cierges venaient quarante femmes ou plus avec des mantes noires de la tête aux pieds dans une attitude fort décente. »

« Toutes les femmes de Chypre vont ainsi, on ne leur voit que les yeux et, hors de chez elles, elles ont toujours une mante noire, cela se pratique depuis que les chrétiens ont perdu Acre, autrement dit Acon ou Ptolémaïde[1]. »

Sans doute les regrets, que provoqua, parmi les chrétiens, la perte de Saint-Jean-d’Acre, durent être immenses ; mais il me semble que l’usage de voiler les femmes fut bien plutôt emprunté à la jalousie des musulmans ; et ce qui me confirme dans cette idée, c’est qu’elles étaient étroitement surveillées et ne pouvaient pas sortir de Famagouste sans l’autorisation du capitaine « si elles ne veulent pas encourir de châtiment à leur retour ; cette autorisation est du reste rarement accordée. »

Si les vêtemens des femmes étaient sombres lorsqu’elles se promenaient dans les rues, il n’en était pas de même quand elles étaient chez elles, où elles avaient le droit de porter ces admirables étoffes de soie, tramées de fils d’or ou couvertes de broderies. Au moment de leur mariage, elles recevaient des

  1. Pèlerinage à Jérusalem de N. de Martoni. Revue de l’Orient latin, 1896, t. III.